Fyctia
C1_Surprises dans la forêt...
D’humeur irascible après une nuit en pointillés et un début de journée qui s’annonçait pénible, j’avançais vers le point de rendez-vous donné par Mosley, dépassant la zone des Champions, le mélange d’effluves des latrines et de la cuisine, le réfectoire et l’infirmerie. Je songeai à quelle sauce nous allions être mangés. Allait-on se taper le vidage des douves sèches dont les assauts persistants de la pluie liquéfiaient leurs parois. Ce matin encore, la bruine, imperturbable, arrosait notre garnison.
À moins qu’il nous charge de vider les latrines, ou de l’approvisionnement - eau, bois de chauffage, nourriture -.
Je n’avais jamais vu l’intendant aussi réjoui : c’est simple, il souriait ! Ça ne présageait rien de bon. Il attendait, poings vissés sur les hanches, près d’une lignée de trépied accueillant divers équipements. Le fumet des enclos où piétinaient les kromodons situés quelques mètres en arrière flottait dans l’atmosphère.
Sa jubilation explosa en me voyant arrivé et il se frotta les mains.
À ses côtés, et c’était inattendu, se trouvait Zesso. Lui non plus ne respirait pas la joie de vivre. Les mains enfoncées au plus profond de ses poches, il m’évoquait un chaudron de fulmination.
— C’est pas trop tôt, brailla Mosley en martelant le sol de sa jambe de bois, j’ai failli perdre patience ! La nuitée vous a permis de réfléchir à votre effronterie, j’espère ! On va voir si vous jouerez encore les audacieux quand vous entendrez la p’tite surprise que j’vous ai concoctée.
Confiez une miette de pouvoir à un homme et il devient fou.
— Où est votre petite amie ? beugla-t-il.
Zesso haussa un sourcil.
— Sa petite amie ?
— Vous parlez de Kélis ? demandai-je en haussant un sourcil. J’en sais rien…
— Je suis là, dit l'intéréssée en surgissant d’une allée, menton dressé, le pas digne.
— Qu’est-ce que vous foutiez ? pesta Mosley.
— J’étais avec le Grand Rek, dans son pavillon.
L’intendant eut de mal à cacher sa stupéfaction.
— Pourquoi le régent perd son temps avec vous ? grommela-t-il, les lèvres plissées.
— C’est pas vos oignons. Pour rappel, je suis Suralter d’Aquamaru.
« Et la reine de l’humilité », ajoutai-je pour moi-même.
C’eut le mérite de fermer son clapet. L’intendant maugréa dans sa barbe trouée ce qui s’apparentait à une suite d’insultes envers Kélis « qui s’prend pas pour d’la merde celle-là, Suralter de mes deux, elle va voir… ».
Il reprit vite ses esprits en nous toisant, tous aligné devant lui. C’était le moment de savourer sa victoire.
— Où j’en étais mes petits oiseaux ?
— Votre petite surprise, grognai-je.
— Mais taisez-vous - son teint vira au rouge en un rien de temps. - Je vous ai pas posé la question. Bon. La surprise. Ah, oui, très bien.
Il retrouva son sourire sournois et se frotta à nouveau les mains. Sa manière de faire monter le suspens était pathétique, mais c’était moins insupportable à voir que le pied qu’il prenait à jouer au petit chef.
— Ce soir, mes gaillards, je vous affecte à un tour de garde nocturne sur notre dernière ligne de guet, c’est-à-dire aux abords de la forêt de Somor ! Vous rejoindrez les portes sud à vingt-et-une heures pétantes ! À partir de là, vous rejoindrez la forêt en traversant la zone de guet.
La dernière ligne de guet était la plus éloignée du camp, la plus dangereuse, celle réservée aux soldats expérimentés. Là où nous étions le plus susceptibles de tomber nez-à-nez avec l’ennemi.
— Ouvrez l’œil et le bon, claironna-t-il, l’œil brillant, en posant la main sur son ventre.
Devant nos mines déconfites, il partit dans un grand éclat de rire mêlant glaires et postillons. Un kromodon affolé par le bruit se mit à braire de tout son soul.
— Pourquoi t’es là toi, demandai-je à Zesso le soir venu, alors qu’on se rendait à l’entrée du campement.
— À cause des balances qui rôdent dans l’coin, dit-il en crachant par terre. S’que j’ai raconté hier sur les Negassiens est arrivé aux oreilles difformes de Mosley. T’imagines bien qu’ça l’a pas fait glousser.
Il tapa rageusement dans un caillou qui alla rebondir quelques mètres plus loin. J’hasardai une tentative pour le détendre :
— On verra peut-être des arkosaures une fois dans la forêt.
Il finit par sourire.
— J’espère bien, Bourg ballon.
De longs nuages violacés s’étiraient jusqu’à disparaître dans une brume dégorgée par le cœur des montagnes. Elle enveloppait jusqu’au soleil, devenu ombre de lui-même avant d’avoir pu achever son cycle.
Burr nous attendait à l’entrée du camp, au pied des gigantesques portes fermement gardées par deux tourelles. Il portait sa fameuse armure de plates qui gonflait sa stature déjà imposante.
— Bravo les zozos ! vrombit sa grosse voix. Cette nuit, vous êtes sous mon commandement. J’ai reçu des ordres de ce vieux raclo de Mosley et ça, ça m’fait mal. M’enfin, tout devrait bien se passer tant que vous m’obéissez au doigt et à l’œil.
Au moins, il nous évita les reproches et les leçons de morale.
Nos regards se croisèrent et la commissure de ses lèvres rehaussa sa grosse moustache. J’étais content de le savoir avec nous. Sa présence avait quelque chose de rassurant.
On a franchi l’enceinte du campement et entamé la traversée de la zone de guet qui séparait le camp et la forêt.
Entre les deux, l’activité humaine avait changé l’herbe grasse de la vallée en mer de boue. Un flottement flasque accompagnait chacun de nos pas, tandis que nos bottes s’y enfonçaient et s’en libéraient. Certains passages s’étaient transformés en véritables bourbiers qu’il valait mieux contourner si on ne voulait pas s’enfoncer dans le sol jusqu’aux genoux. Sur ma gauche, deux kromodons montés par des soldats patrouillaient placidement dans ce champ gluant.
Burr progressait en tête de file, son attention rivée vers les nuages.
Zesso glissa derrière moi, et passa son bras autour de mon cou, m’obligeant à me rapprocher de lui.
— Dis-moi Bourg Ballon, on est d’accord que vous trainez pas mal ensemble toi et la petite d’Aquamaru !
Son haleine dégageait un drôle de mélange de soufre et d’oignon.
— Kelis ?
— Ouais, Kelis. Y s’passe quoi entre vous ?
— Pas grand-chose. Elle a tendance à me coller, je sais pas pourquoi. C’est tout.
Il ne devait pas s’attendre à cette réponse, car il marqua un temps d’arrêt.
— C’est elle qui te colle ? dit-il en revenant à mon niveau.
— Oui pourquoi ?
— Rien, c’est bizarre c’est tout. Toi, je comprendrais que tu sois sensible à ses tresses et son museau blanc. Mais une fille comme elle… avec un lâche comme toi, souffla-t-elle avec l’intonation de l’évidence.
— Ah, ça f’sait longtemps.
— Te vexes pas Bourg Ballon, admets juste que ça se voit pas tout les jours des duos pareils !
— Je pense pas qu’elle ait une idée derrière la tête. En tout cas, pas de celles dont tu parles.
— J’espère bien, fit-il en me tapotant l’épaule.
— Au pire, demande-lui. Elle est juste derrière.
— Bourg Ballon.
— Quoi ? T’oses pas ?
Cette fois, c’est moi qui la jouait narquois.
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