John Wait La mort dans l'âme C3_Yeux qui brillent

C3_Yeux qui brillent

— De un, c’est pas vraiment mon copain. De deux, je cautionne pas tout s’qu’il raconte. Mais. Selon le professeur Joan, l’Ère Pourpre était une époque troublée. C’était compliqué pour tout l’monde. Le monde avait changé…

« Ok, je baille. »

— J’essaie juste de faire la part des choses.

« Ça me fait de belles jambes. »

— T’en as même plus !

« Oh, m’prends pas la tête. »

— Ça, pareil, t’en as plus !

« Meurs. »


Avec le picotement caractéristique qui traversait parfois mon poignet, Dyf partit se murer quelque part dans un recoin de mon esprit.

Bon. Au moins le dialogue s’était réouvert.


La plupart des soldats et des Champions avaient rejoint leurs tentes.

Derrière les toiles, le halo des bougies s’atténuait, laissant l’obscurité grignoter toujours plus d’espace.

Je tendis l’oreille. Une atmosphère étrangement paisible régnait sur la garnison. Seuls quelques bruits étouffés me parvenaient. Le croassement d’un corbeau au loin. Kélis ne me filait plus.

J’arrivai au fil de mes pérégrinations, dans un coin reculé du campement, une allée qui se terminait en cul-de-sac face à la palissade. La lumière des torches n’éclairait pas ce recoin, mais j’en déduis me situer dans la zone des lambdas, à l’opposé de l’endroit où j’étais censé me trouver à cet instant.

Aussi, lorsqu’il surgit d’entre deux tentes, mon cœur rata un battement.


Rek Wan, le Grand Rek, notre régent, dans toute sa stature et son aura. Il lut la stupéfaction sur ma figure et répondit à la question que mon cerveau n’était pas parvenu à formuler.


— Le calme dans un village militaire est un trésor malmené. Seuls les Astres comprennent combien j’en ai besoin en ce moment.


Sur un ton plus complice :


— J’en profite quand il parvient à s’imposer une fois la nuit tombée. Marcher seul dans ces allées m’aide à réfléchir.


Il joint la parole à l’acte en tendant l’oreille vers le silence nocturne qui enveloppait le campement.


— Mais toi, que fais-tu là


Sa voix, quand elle ne servait pas aux effets théâtraux de ses grands discours, avait quelque chose de grave et d’apaisant à la fois. Néanmoins, je me voyais mal lui avouer la vérité sur ma présence à cet endroit du camp.


— Pareil, je… euh, déambulais… pour réfléchir.

— Décidément, tu réfléchis beaucoup. C’est pour cette raison que tu te parlais tout seul ?


Ses yeux se plissèrent, amusés.


— Ah ça… je parlais pas tout seul, je parlais… à mon épée.

— Cette « fameuse » épée, murmura-t-il pour lui-même. À ce propos, comment évolue votre relation ?


Euuuuuh…

Devais-je me confier ? Lui avouer l’éternel conflit auquel se résumaient mes échanges avec Dyf ? Ou devais-je ajouter un mensonge de plus sur une pile déjà vacillante ?


Quelque chose attira mon attention, là, dans l’obscurité qui recouvrait l’allée d’où venait de surgir le Grand Rek.

Une silhouette. Petite. Incrustés de deux points blancs, deux pupilles brillantes dans la nuit où se reflétait l’éclat de la lune. Et qui me fixaient, frontalement.


Le régent attendait ma réponse, mais impossible de me détacher de la silhouette dans son dos. Devais-je le prévenir ? Était-il en danger ? La silhouette s’apprêtait-elle à l’attaquer ? Et si c’était… un Négassien !


— J’attends beaucoup de vous deux, finit par dire le régent.


La silhouette eut un mouvement de recul. Mon cœur s’affola dans ma cage thoracique, la vibration de ses battements résonnant jusqu’à mes tympans.

Notre conversation devait se conclure au plus vite.


— Vous ne serez pas déçu, Grand Rek, bégayai-je en mimant une révérence maladroite.


Il me dévisagea, interloqué. Derrière lui, la silhouette restait figée, mais les deux points blancs continuaient de me scruter.


— Dis-moi, Nak, j’ai entendu quelque chose à ton sujet. dit-il en évacuant ma réponse.


Je ravalai ma salive.


— Selon les dires de mon fidèle capitaine, tu aspires à devenir médecin de guerre ?


Bénie soit la pénombre, car je sentis mon teint viré au rose.


— Oui, je… comme ma mère…

— Comme ta mère, oui. C’est une noble profession, en effet. Un véritable acte de foi. Sauf que nous avons déjà eu cette discussion, Nak.

— Oui, Sir.


Il soupira.


— Je ne voudrais pas que tu te fourvoies - Il posa une main sur son plastron. -. Vouloir veiller sur tes équipiers est honorable. Au cœur de l'action, il n'y a plus de héros. Une armée sans solidarité s'écroule avant la fin de la première heure. Sur le champ de bataille, vous êtes tous frères et sœurs. Crois-moi, je connais le déchirement de voir un membre de sa famille tombé au combat. Cette lame de fond qui te foudroie les tripes. Mais pendant ce temps, d'autres frères, d'autres sœurs continuent de risquer leurs vies. T’occuper des blessés, ce n'est pas ton rôle Nak. Nous avons des guérisseurs pour les soigner, des médicophages pour les transporter. Ce n’est simplement pas ton rôle. On ne demande pas à un kromodon de voler. Si le destin m’a conduit à toi, c’est pour une raison. Et tu la connais.


Que trop bien.


— Oui, c’est à cause de cette épée, murmurai-je en retenant un coup d'œil assassin par-dessus mon épaule.

— À cause ? Je dirais plutôt « grâce ».


Le régent me contourna lentement, comme pour mieux me jauger.


— Tu n’es pas sans savoir que la lame de Dyf le Pourfendeur est une arme légendaire. Si tu l'utilises comme il se doit, elle est en mesure de faire de toi le Champion parmi les Champions.


Je sentais son souffle sur ma nuque, et sa main effleurer mon fourreau. Ce n’était sans doute pas le meilleur moment pour annoncer qu'être le Champion des Champions était la dernière de mes priorités.

Je me raclai péniblement la gorge.


— Certes, c’est moi qui l’ai trouvé, mais c’est la faute au hasard. N’importe qui aurait pu mettre la main dessus.

— Le hasard est l'excuse de ceux qui n’assument pas leurs responsabilités Nak. Je ne crois pas au hasard. Tu es tombé sur cette épée pour une raison, de la même façon que nos chemins se sont croisés pour une raison. - Il marqua une pause puis continua. - Je sais que tu désirerais être ailleurs, que tu voudrais ne pas devoir participer à cette bataille, que l’idée d’ôter la vie te terrifie. Mais le destin ne se trompe jamais. Si tu es ici, ce n’est pas le hasard. Tu dois avoir quelque chose d’exceptionnel.


« Ouah, la blague. Il est exceptionnellement lâche, ouais ! »

« Dyf, c’est vraiment pas le moment de la ramener ! »

« Oh, excusez-moi de vous déranger, Mossieu l’Être Exceptionnel. »


Le régent posa une main sur son cœur et l’autre sur mon épaule, ses lèvres fines dessinant un sourire intense sur son visage.


— Pense à la cause Nak. À pourquoi nous foulons les terres d'Alastar. Tu puiseras la force de combattre dans tes convictions.

« Tes convictions de lâche. »


Je secouai la tête pour évincer les moqueries de Dyf de mon esprit.


— Justement. Je comprends qu’il faille sauver nos reines, mais…


Je choisissais mes mots avec soin, craignant de provoquer la colère d’un homme, plus habitué à écouter les souverains que les tourments d’un gamin de campagne.

Derrière lui, les yeux brillants me fixaient toujours.

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