Fyctia
C1_La garnison de Stalion
Une chape de nuages gris étouffait le ciel, larguant sur notre cortège une averse sans fin. Sous ses assauts, une pellicule brillante faisait miroiter le paysage. L’humidité ambiante détrempait les tissus de nos combinaisons sans parvenir à effacer le macabre parfum de la veille.
Arrivé aux limites d’un plateau herbeux, Burr soupira en essorant sa barbe :
— Les Astres soient loués, nous sommes arrivés.
En contrebas dans la vallée, la garnison de Stalion s’étalait dans une plaine aux airs de cratère. Le campement était encerclé au trois quarts par un croissant de crêtes argileuses. Autour de cette barrière naturelle surgie des profondeurs, la forêt de Somor étendait ses sombres feuillages à perte de vue. Je louai le destin de ne pas devoir la traverser. Notre voyage à nous, Champions de Stalion, s’achevait derrière ces palissades en bois cernées de douves sèches.
Les toiles de tente couleur bordeaux contrastaient avec le sol boueux. Mes compagnons furent galvanisés par l’apparition de cet espace civilisé au milieu de ces terres hostiles. Notre destination n’était plus qu’à quelques mètres et avec elle, la promesse d’un repos mérité, en sécurité. J’aperçus le méandre d’une rivière à l’orée de la forêt, m’imagina m’y laver, quitter cette sueur poisseuse qui nous faisait office de seconde peau.
Ce ne fut pas si simple. Dans un premier temps, on dut suivre un nombre débile de processions. À commencer par l’entrée dans le camp, une cérémonie où nous défilâmes au rythme d’une tortue, le long d’une interminable haie d’honneur de soldats au garde-à-vous. Mon cortège dû traverser l’entièreté de ce village de toile, de bois, et de paille jusqu’au pavillon du Grand Rek, la plus grande tente, dressée au bout de l’allée principale, la seule à adopter les couleurs noires et or du royaume.
Les étendards siglés de l’emblème Stalien claquaient aux quatre coins du camp au sommet des tours de guet.
S’ensuivirent un discours du régent et la répartition des corvées et des tentes pour chacun des nouveaux arrivants. Les lignées de baraquements du bataillon des Champions côtoyaient celles du régent et de son état-major.
Kélis rejoignit l’aile gauche de la garnison réservée aux femmes, me libérant de son regard inquisiteur pour la première fois depuis le départ de Bourg ballon. Déjà ça de pris.
La trêve se révéla de courte durée. Je tombai sur elle à peine sorti de la tente où je venais de disposer mon paquetage. Elle s’était postée à l’entrée, la main négligemment adossée contre un piquet.
— Ah, tu dors ici ! minauda-t-elle en m’apercevant - genre notre rencontre devait tout au hasard- .
C’était trop !
— Attends, quoi ? Tu m’as suivi jusqu’à ma tente ? Tu veux voir ma paillasse aussi ?
Elle fit mine de ne pas m’entendre et se mise à scruter ma tente d’un air intéressé, entortillant ses tresses autour de ses doigts.
— Le Champion Mystérieux dort de votre côté ? Je n’l’ai vu nulle part….
— Change pas de sujet ! Tu m’as suivie jusqu’ici ?
— Pas du tout, rétorqua-t-elle plus ou moins outrée, pourquoi tu dis ça ?
— Bah, parce que t’es là !
— Bah, le hasard, ça existe ! Qu’est-c’que t’imagines ?
Elle fixa un point invisible au-dessus de ma tête puis asséna :
— Je faisais un tour.
— Un tour ?
— Oui, un tour. Il s’agirait de redescendre Bourg Ballon.
— Tu vas pas t’mettre à m’appeler comme ça toi aussi !
— T’as quel genre d’égo pour être persuadé que je te suis partout ? Désolé, mais, tu n’es pas si fascinant !
— Mais TU me suis partout ! Où que j’aille, t’es là, planquée dans mon angle mort !
Elle prit un air suspicieux.
— Évidemment, tu ne t’es pas fait la réflexion inverse…
— Laquelle ?
— C’est toi qui me suis partout !
— Sérieusement ?
Désarmé par la nullité de son argumentation, à la hauteur de ses talents d’espionne, je m’éloignai d’un pas décidé pour aller nulle part.
— Ne t’éloigne pas trop, l’entendis-je dans mon dos.
— Ah, tu vois ! éclatai-je en me retournant. Tu me surveilles ou quoi ?
Elle réalisa son erreur et le rose lui monta au teint.
Les heures qui suivirent, je me crus libéré de sa présence. Où, en tout cas, elle parvint à se montrer assez discrète pour ne pas se faire remarquer.
Je déambulai le long des allées alignées en rangées parallèles. Je passai devait la longue tente qui servait de réfectoire, inexplicablement situé à deux pas des latrines, résultat, le parfum des déjections se mêlait à celui de la bouffe. Honnêtement, à côté, l’enclos des écuries avec les kromodons sentait pas si pire.
Arrivé au niveau de la longue tente de l’infirmerie, je me mis à lorgner la terre battue. Derrière sa toile austère, on devinait des hurlements à vous fendre le cœur, sans compter l’odeur immonde, putride, tragiquement explicite, qui émanait dès qu’on ouvrait les rabats. De quoi plomber le moral du plus bienheureux d’entre nous.
Un soldat me bouscula, m’arrachant à mes pensées. Il portait sur son épaule un gros sac de toile troué. Il laissa tomber derrière lui de longues feuilles effilées aux teintes pourpres. Je reconnus ces feuilles et leurs nervures rose vif. Ma mère s’en servait sur ses patients récalcitrants lorsque ceux-ci ne se laissaient pas faire ou refusait d’écouter. Une fois inhalées, les feuilles d’Obey rendaient son consommateur beaucoup plus consentant.
Le soldat et son sac disparurent derrière le rabat de l’infirmerie. Mal à l’aise, je préférai aller zoner vers l’entrée principale du camp, là où résidaient les soldats.
Je me fis tout petit et passai le reste de l’après-midi à dévisager discrètement chacun d’entre eux. J’eus beau chercher, détailler chaque soldat, je ne vis nulle part le père de Mirek.
Je demandai aux plus affables s’ils en avaient entendu parler où s’ils l’avaient vu passer. Quand j’évoquai son nom, sa description, ils eurent tous la même réaction contrariée. Le discours d’une soldate particulièrement costaude n’aida pas à me rassurer :
— J’veux pas t’alarmer… Nak, mais si ton gars faisait partie des Engagés d’office, y’a peu d’chance qu’il soit arrivé en un seul morceau jusqu’à notre garnison ! Il en restait une vingtaine à tenir sur ses deux jambes quand ils ont débarqué ici. T’aurais vu leurs caboches ! Des gueules de morts, littéralement.
Bordel. Le père de Mirek avait bel et bien péri au Val de mort. Et moi, j’avais promis à mon ami de le lui ramener.
Zesso et son mépris surgirent dans mon esprit. J’entendis Kélis me dire combien j’étais naïf. Peut-être avaient-ils raison.
Puis je vis Mirek, son visage fatigué, son regard embué de larmes.
« Si jamais tu vois mon père… »
« Je prendrais soin de lui. »
Pourquoi avoir promis ça ? Pour le réconforter ? Jouer au héros ? Mes belles promesses s’effritaient déjà à peine arrivées,. Elles avaient été si simples à déclarer loin de l’ambiance mortuaire d’Alastar.
Quelques heures auparavant, l’enceinte de ce camp avait été synonyme de soulagement. J’avais maintenant l’impression d’être pris au piège.
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