Fyctia
C4_Marche au Val de mort
Chacun de leurs visages révélait le même teint pâle, la même trogne abattue, le même regard voilé, le même uniforme élimé, rongé par la poussière, aux couleurs ternies.
Un type à moustache qui devait être à la tête de ces hommes s’adressa au grand Rek.
— Les pertes ont été lourdes, mais la première armée à mener sa mission au bout. La rencontre s’est faite à quelques lieux d’ici, Monsieur. Que des Négassiens et leurs arkosaures, aucun Arkoprim. Forcer le passage a été rude, vous imaginez.
Sa voix donnait l’impression qu’une pierre roulait dans sa gorge. Nul doute qu’il s’agissait de son timbre naturel, mais je ne pus m’empêcher de penser que même ses cordes vocales étaient éreintées.
— Désormais, l’endroit est à peu près sûr. Vous pourrez progresser sans trop vous soucier d’une présence ennemie. Selon les hérauts, vos hommes en terre d’Alastar avancent bien, ils ont installé une garnison en lisière de la forêt de Somor. Avant d’y arriver, vous devrez descendre la montagne. Par contre, je préfère prévenir - il tourna ses iris perçants vers nous -, pour vos nouvelles recrues, le spectacle risque d’être un tantinet rude.
Le régent émit un son pour montrer qu’il avait compris. Puis, il nous enjoignit d’un geste à reprendre la route.
Il y eut d’abord une odeur âcre charriée par le vent qui se faufila parmi nous comme pour nous narguer. Une odeur si lourde, tellement saisissante qu’elle en devenait presque palpable.
Plus personne ne chantait. Les Champions scrutaient frénétiquement les environs, en alerte de je ne sais quoi.
Le premier cadavre nous apparut vingt minutes après avoir quitté la douane de fortune. Un corps brisé sur une pierre noire, la bouche grande ouverte, dans l’attente d’un cri qui ne viendrait plus.
La troupe devint nerveuse. Ce n’était que le début d’un spectacle effroyable. Car bientôt, ce fut plus d’une centaine de corps inanimés, ensanglantés, désarticulés, rarement entiers, qui jonchèrent notre route.
Le flanc désolé de la montagne se trouvait plein de ces tristes fleurs au parfum morbide. Au sol, nos pieds foulaient une poussière beige qui s’accrochait à nos bottes. Les flots de sang l’avaient rendue visqueuse.
Imaginer le chaos était une chose. Y assister en était une autre. Il n’y avait aucune fierté, aucune gloire à contempler ce carnage. Rien que des dizaines de vies transformées en chairs mortes. C’est si simple en définitive.
Quelqu’un vomit dans les derniers rangs et je dus serrer la mâchoire pour ne pas l’imiter. Ce n’était guère la présence de la mort qui me révulsait. Le travail de ma mère m’avait poussé à la côtoyer plus d’une fois. Non, la chose effroyable ici, c’était le nombre. Écrasant. Accablant. Ne laissant aucune trêve à notre regard où qu’il aille.
La guerre avait dévasté le décor. Quel que soit leur camp, ces victimes n’auraient le droit qu’à des éclats de roches et des monceaux de cendres en guise de tombeau.
Et nous étions là pour remettre ça.
La voix de la Roussine me chuchota à l’oreille :
« Si tu pars là-bas, tu mourras. »
« Surveille bien tes arrières, car tu ne verras pas la Mort arrivée ! »
Un frisson me parcourut l’échine. Si ses prédictions se réalisaient, ce serait moi qui, bientôt, girait au sol, une lance plantée entre les omoplates, dans l’indifférence la plus totale.
La traversée de ce champ de bataille funeste s’éternisa de longues minutes. Certains Champions paraissaient hypnotisés par le spectacle, la plupart avançaient, visage fermé. Le silence accompagnait notre cortège. Il y a eu bien quelques lamentations, mais l’air était trop lourd pour tenter d’y répondre quoi que ce soit. Soudain, un bras s’enroula autour de mon cou et on me susurra à l’oreille :
— Alors Bourg Ballon, comment vont tes valeurs ? Comment se porte la paix dans le monde ?
Cette voix, railleuse, ce ton cynique, reconnaissable entre mille. Zesso.
— Tu sais, en voyant ce carnage, je pourrais presque m’accorder avec toi. Regarde-les. Tous sacrifiés pour les beaux yeux de Stalion. Et en même temps, ils peuvent se montrer fiers d’eux. Ils ont fait ce qu’on leur demandait. Les engagés d’office ont rempli leurs rôles.
Zesso me tapa dans le dos et s’éloigna d’un pas léger, fier de son effet.
Choqué par ces derniers mots, je restai tétanisé sur place, sidéré, l’échine raidit comme électrisé, bousculé par le flot de Champions qui continuait a avancé.
Tous ces cadavres… Les engagés d’office. Massacrés.
Le père de Mirek.
Il se trouvait parmi « eux » ?
Peut-être.
Un goût ferreux emplit ma bouche. Le goût du sang.
Kélis posa sa main dans mon dos, m’intimant de continuer la marche. À partir de ce moment-là, je dévisageai chaque mort croisé, poings serrés, redoutant le pire. C’était peine perdue. Les corps imbriqués s’étendaient sur des centaines de mètres à la ronde et certains d’entre eux étaient trop défigurés pour identifier qui que ce soit.
L’homme de la douane avait parlé d’une garnison près d’une forêt où d’autres de nos hommes s’étaient installés. Peut-être le père de Mirek s’y trouvait ? Peut-être l’avait-il atteint. Il y avait encore un espoir. Il fallait s’y accrocher. Il le fallait.
Ce soir là, autour des feux, les conversations se tinrent à voix basse, sur des notes conspiratrices, et les récits sur les habitants d’Alastar redoublèrent de sensationnalisme. Ils paraissaient toujours plus sanguinaires, toujours moins humains.
Comment leur donner tort après ce à quoi on avait assisté ?
Impossible de trouver le sommeil non plus. L’impression que cette odeur de chair en décomposition s’était incrustée dans chaque pore de ma peau. Mes paupières à peine closes, un écran de cadavres m’apparaissait instantanément. Quand je les rouvrais, j’imaginais des Negassiens dissimulés dans chaque ombre, et chaque reflet de lune avait la couleur d’une lame.
Sans compter ces mots qui tournaient sans cesse dans mon esprit sadique :
« Si tu pars là-bas, tu mourras. »
Ce fut donc un soulagement pour tout le monde quand le camp nous apparut enfin, le lendemain après-midi.
5 commentaires
Gaëlle K. Kempeneers
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Il y a 7 mois