Fyctia

Je revins au campement, mes bottes à la main, du bois sec sous le bras. Je le déposai près d’un cercle de pierre qui attendait la préparation d’un feu de camp. Plusieurs étaient déjà allumés. Les Champions se rassemblaient autour par petits groupes façon insectes attirés par la lumière. Ojinn passait auprès de chacun d’eux pour démarrer les feux en claquant des doigts.

— J’ai commis l’erreur de le faire pour une personne et maintenant, tout le monde me le réclame, feignait-il de se plaindre.

— Assieds-toi avec nous la vedette ! lui lança une femme agenouillée auprès d’un feu qui venait à peine de se lancer.

Un homme, assis un feu plus loin, l’alpagua à son tour :

— Viens plutôt par ici !

— Désolé, mais je n’peux pas, s’excusa Ojinn. Il m’en reste une quinzaine à allumer ! Ce serait injuste d’en aider certains et pas d’autres.

Il tira une révérence et s’éloigna.

Planté à côté de mon tas de branches, j’observais ce petit monde sans savoir où était ma place.

Non loin de moi, deux femmes assises en tailleur paraissaient absorbées par une partie de dés. Plus loin, des discussions passionnées allaient bon train, alternant avec des éclats de rire brisant, l’espace d’un instant, le silence pesant de la nuit. Les kromodons avaient été attachés au plus gros tronc du coin. Les bêtes grattaient le sol du bout de leurs museaux. Un peu à l’écart, l’intendant Mosley et son air grognon revissait sa jambe de bois.

En amont du campement, loin de l’agitation, une allée de torches menait à la tente du capitaine. Je l’imaginais dîner, seul dans son pavillon, à la chaleur des braseros.

— Hé l’nouveau, fais pas ton timide, viens donc avec nous !

Burr, le géant à la barbe blanche était assis quelques mètres plus loin, près d’un feu rougeoyant. Il n’avait pas quitté son armure et faisait de grands gestes dans ma direction. Je m’empressai d’accepter avant de trop attirer l’attention. Et puis, l’idée de passer la nuit en solitaire dans ces bois obscurs ne m’enchantait pas plus que ça.

Je m’assis près de lui, posant mon épée noire sous mes genoux, et il entama les présentations aux soldats installés autour du feu.

— À ma droite, voilà Zesso, tout droit repêché des favelas de La Guigne ! commença Burr en désignant un jeune homme au dos vouté.

Il remuait, au cœur du brasier, une branche tordue à l’extrémité noircie pour relancer les flammes. Je le reconnus. C’était celui qui s’était foutu de moi à la pause du midi quand j’avais osé m’interroger sur les arkosaures.

Le Zesso ne daigna pas m’accorder un semblant d’intérêt. Bon, ça valait peut-être mieux que des moqueries. Pour ma part, je le dévisageai longuement. C’était la première fois que je voyais un habitant de La Guigne. Il ressemblait assez à l’image que je m’en étais faite d’après la description du Professeur Joan. Des traits anguleux, sévères, un regard délavé, des mains qui semblent avoir vécu neuf vies.

D’un hochement de menton, Burr désigna une femme replète roulée en boule à quelques centimètres du feu.

— Elle, c’est Nisa, murmura-t-il.

La-dite-Nisa ronflait copieusement.

— Apparemment, c’est pas ce soir que vous sociabiliserez.

Puis il lorgna par-delà les flammes. De l’autre côté du feu, une jeune femme à la peau mate, aux traits assurés et aux longues tresses noires était assise en tailleur. Il s’agissait de la seule personne captivée par son bol de nourriture.

— Kélis, notre Suralter d’Aquamaru. Je crois que tu la connais déjà !

Dans sa bouche, ça sonnait comme une bonne nouvelle. Je soupirai intérieurement. Il fallait se rendre à l’évidence. Cette fille était destinée à fréquenter mon espace vital.

Burr marqua une pause pour me tendre un bol fumant.

Un maigre carré de viande séchée s’y morfondait, accompagné d’une purée de ribol. Elle avait le mérite de ne pas changer mes habitudes, quoi qu’elle se révélât franchement sans saveur.

Enfin, le colosse termina son tour des présentations :

— Ce p’tit bonhomme, c’est Nak ! Le Champion qu’on a récolté à Bourg ballon. Il m’a l’air d’un bon gars.

À mon grand étonnement - non -, l’annonce ne provoqua guère d’émoi.

S’ensuivit un long moment de calme où l’on n’entendit que le bruit des déglutitions, des raclements de cuillères, et du bois craquant sous l’assaut des flammes. À la lueur des feux de camp, les arbres projetaient des ombres qui paraissaient presque vivantes.

Zesso fut le premier à finir sa pitance. Il s’essuya la bouche d’un revers de manche et s’adressa à moi toujours sans m’accorder un regard.

— Alors le nouveau, dis-nous tout.

Il se passa la langue sur les lèvres.

— Pourquoi t’es là ? C’est quoi ton p’tit don ? J’espère que t’es pas encore un alteran !

— Pourquoi ? répliqua Kélis d’un ton lapidaire. Ça te dérange ?

— C’est pas ça Kéké, tempéra Zesso. Disons qu’ici… vous êtes déjà en supériorité numérique.

— Ne m’appelle plus jamais Kéké.

— Rooh, joue pas la vexée. T’es mon alteran préféré ! minauda-t-il en lui glissant un clin d’œil qu’elle ignora. D’ailleurs les « comme toi », je pensais qu’à part chez moi où ils sont dressés à faire chier l’monde, on les trouvait surtout à Aquamaru et a la capitale. Mais vu la tronche des Champions qu’ils dégottent, clairement, vous poussez sur tout le territoire !

Kélis ne rétorqua pas.

— Disons que Stalion aime garder ses petits prodiges à portée de mains, résuma Burr en raclant le fond de son bol pour la troisième fois.

— Tu m’étonnes, dit Zesso, sourcils froncés. Nos Genovae n’ont jamais été très partageurs.

À l’instar de Kélis, Burr éluda la pique et continua sa démonstration.

— C’est pas rare de voir des alteran de province rapatriée vers Stali. C’est plus rare de voir le régent se charger lui-même de leur recrutement. Mais situation oblige…

— Excuse-moi de te couper, mais tout ça ne répond pas à ma question ! trancha Zesso en pointant son index dans ma direction.