Fyctia
3_Le grand voyage
Le Grand Rek, flanqué de ses Garde-Roi reprit la route de son côté vers le dernier village à visiter. Cette fois, aucun Champion ne l’accompagna.
Le capitaine Ichon prit le commandement du bataillon. Quinze minutes de pause nous avaient été accordées, histoire de manger un morceau au sein d’un affleurement rocheux. Les petits pains de mon père furent chaleureusement accueillis.
— Vous avez vu tout à l’heure les kromodons sauvages ? demanda un Champion en engouffrant une énorme miche de pain dans sa bouche.
— Ouais, j’ai vu. Pas mal, répondit un type assis sur un rocher blanc qui surplombait ses camarades.
Il sépara son pain en deux avec ses mains et envoya une moitié à Kélis qu’elle attrapa au dernier moment.
— Tiens Kéké, bon ap’ ! De la part de Rek Wan !
Sans se soucier du soupir de Kélis, il poursuivit :
— Perso, j’suis plutôt pressé d’arriver à Alastar pour voir de vrais arkosaures ! Pas leurs descendants pâlots. J'veux savoir s’ils sont aussi gros qu’on le dit !
Cette idée l’excita, car son visage de fouine -il en avait les petits yeux noirs et les mêmes oreilles décollées— s’illumina quand il prononça ces paroles.
— Les arkosaures ont toutes sortes de tailles, dit Burr qui avait gobé son petit pain bien trop vite - il contemplait maintenant ses mains vides avec regret.
Toutes les oreilles se tendirent vers lui. Les Champions semblaient apporter du crédit aux paroles du guerrier, quelles qu’elles soient. Quand ils évoquèrent les créatures d’Alastar, une question accapara mon esprit. Je dissimulai le mouvement de mes lèvres derrière mon petit pain et demandai timidement :
— Est-ce que les arkosaures pensent et parlent comme des Arkoprim... ou des hommes ?
Ma volonté de discrétion n’empêcha pas les éclats des rires des autres Champions.
— Tu viens vraiment du trou du cul du monde pour poser ce genre de questions ! ricana le garçon-fouine sur le rocher blanc. C'est rien qu'des animaux. Faux pas confondre avec les Arkoprim. Eux, évidemment qu’ils causent ! J’en ai même vu un fumer la pipe ! Y'en a souvent qui passent à La Guigne, - il ricana - ce qui stresse les alteran locaux.
Sur ces mots, il plongea ses yeux dans ceux de Kélis avec un petit sourire en coin. Elle l’ignora consciencieusement.
J’aurais aussi voulu savoir si les arkosaures mangeaient des hommes comme Courgette l’avait souvent répété, mais après l’esclaffa générale générée par ma question, je préférai retourner à mon petit pain.
Je n’eus pas le temps de m’apitoyer sur mon sort, car le capitaine Ichon clama l’ordre de départ. La troupe se mit en mouvement dans un grand fracas de bottes et de métal.
À première vue, le sol moussu de la lande semblait aisément praticable - en tout cas, c’était l’impression donnée quand on se baladait, confortablement installé sur le dos d’un kromodon. À hauteur d’homme, de nombreux cailloux et de petites pierres gênaient la progression. C’était une concentration de chaque instant pour ne pas fourrer les pieds sous un rocher.
Malgré cela, l’allure de la colonne de Champion ne faillit jamais - à mon grand regret, je n’aurai pas été contre un ou deux ralentissements. Le pas était régulier, l’ambiance, disciplinée. Certains bavardaient entre eux. Pour ma part, je n’osais adresser la parole à personne.
Seule note positive : Dyf continuait de bouder dans son fourreau et ne décrocha pas un mot de l’après-midi.
Peu à peu, une impression désagréable s’amplifia en moi. Je me sentais observé. Un coup d’œil en arrière m’apprit que Kélis s’était de nouveau placée dans mes pas. Taiseuse mais tenace.
Au premier rang de la colonne mené par le capitaine Ichon, je reconnus la silhouette de Burr, sa longue tresse tanguant dans son dos. Il ne passait vraiment pas inaperçu.
Le kromodon de l’intendant Mosley progressait à l’écart de la troupe. Ceux qui portaient nos bagages avaient été relégués à l’arrière.
Un Champion portait une oriflamme aux couleurs de Stalion aux quatre coins de la formation. Notre emblème devait se montrer dissuasif, car personne ne semblait redouter une attaque de bandits ou pire, d’arkosaures. Après tout, nous foulions encore nos terres et les Champions étaient considérés comme les héros du royaume, non ?
Ma confiance s’effrita à mesure que le soir tombait. Des lambeaux de nuages noirs se décrochaient du ciel pour dévaler les sommets, avant de caresser la lande. Une lune fantomatique émergeait derrière leurs passages.
Mes jambes n’en pouvaient plus de me porter, mes orteils se contractaient dès que la pointe de mes pieds touchait le sol ou glissait dans une ornière. Une douleur lancinante se réveillait dans mes mollets à chaque pas et j’eus souvent envie de m’asseoir sur le bord du chemin, de laisser la compagnie passer, s’éloigner, sans moi. Sauf que je n’osais même pas demander notre heure d’arrivée ni même si nous comptions marcher pendant la nuit, de peur de paraître faible ou flippé.
Kélis se pencha vers moi pour me murmurer :
— Tiens bon.
Ce soutien inattendu me dérouta, je ne trouvai rien à répondre et quand je me retournai, elle était déjà rentrée dans son rang.
Quand la nuit tomba, nous marchions toujours. Seuls quelques reflets de lune nichés au creux des sommets évoquaient les montagnes environnantes devenues des ombres massives tapies dans l’obscurité. La lande elle-même n’était plus qu’un champ de pénombre. Éviter les obstacles du chemin devint autrement plus compliqué et je manquai de me vautrer à de nombreuses reprises. Plus personne ne discutait, tout le monde était concentré sur sa marche. Des jurons surgirent des rangs à plusieurs reprises, m’indiquant que je n’étais pas le seul à buter contre ces maudits cailloux.
Alors que mes pieds menaçaient d’imploser à chaque mètre supplémentaire parcouru, le capitaine Ichon arrêta sa monture.
— Voilà un bois droit devant qui nous mettra à l’abri de la fraicheur nocturne et d'éventuels ennemis.
Je me gardais bien de me réjouir. La noirceur des dits-bois s’annonçait guère plus rassurante que celle de la lande et l’ombre des branchages dissimulait des bruits tous plus inquiétants les uns que les autres.
Peu à peu, mon regard s’habitua à la nuit, les formes devinrent plus distinctes, les contrastes s’affinèrent.
La silhouette des arbres se découpait au niveau de leurs frondaisons, dévoilant un ciel étoilé d’une intensité folle. Subjugué par ces milliers de lumières qui paraissaient nous observer en silence, je ressentis un léger vertige.
Là, sur ces montagnes, perdu au milieu de ces arbres baignés par un halo de lune, loin de ma maison comme je ne l’avais jamais été, je me sentis ridiculement fragile. Infiniment seul.
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