John Wait La mort dans l'âme 1_Le grand voyage

1_Le grand voyage

Kélis et Burr m’attendaient sur le mont d’une colline herbeuse balayé par la brise.


— On a failli attendre, me lança Burr en glissant un clin d’œil. Ne t’inquiète pas - il fit claquer sa langue et sa monture se mit en route d’un pas balourd -, c’est jamais drôle les au revoir. Mais on s’habitue…


Je me fis la drôle de remarque que le galbe de la mâchoire du colosse n’était pas si éloigné de celui de son kromodon.


Suivant le cours de la rivière, les montures du régent et de ses hommes grimpaient déjà le versant de la colline opposée. Je m’empressai d’accorder l’allure de la mienne à celle de Burr. Derrière nous, Kélis fermait la marche, ce qui me mettait guère à l’aise. J’essayai de l’observer discrètement du coin de l’œil. Elle le remarqua peut-être, car elle demanda :


— C’est vrai s’qu’on dit ?


Enfin, j’entendais le son de sa voix.


— Je sais pas, qu’est-ce qu’on dit ?

— Que tu ne voulais pas venir.


Ma tête disparut entre mes épaules. Fallait-il se montrer honnête ? Étais-je l’unique Stalien à l’enthousiasme modéré à l’idée de guerroyer ?

La voix de la Roussine retentit dans ma tête.


« Si tu pars là-bas, tu mourras ! »


Je secouai la tête pour dissiper le souvenir.


Kélis attendait ma réponse. Vu son air grave, elle semblait y accorder de l’importance.


— Disons que j’ai un peu été pris au dépourvu.


Un rire sonore souleva la poitrine du colosse.


— Ah, ah, ah ! J’imagine que le régent s’est montré persuasif !

— Assez oui…

— Ça, on peut pas dire, c’est un homme de poigne !

— Ses responsabilités l’y obligent, s’empressa de préciser Kélis. Si tout le monde se révélait aussi indécis que…


Elle laissa sa phrase en suspend, mais la pique atteignit aisément sa cible -c’est-à-dire mon petit cœur -. Mieux valait encaisser sans rien dire.

Burr dut sentir la tension s’installer, car il tenta de la désamorcer :


— C’est sûr, c’est pas du gâteau d’être régent ! Il porte littéralement l’avenir de notre pays sur ses épaules.

— Il sera à la hauteur, affirma Kélis.

— Ça, j’en doute pas. J’ai participé à de nombreuses batailles à ses côtés. Nous n’avons jamais perdu.


La discussion se referma là-dessus. J’eus tout le temps pour ruminer les adieux à mon village, les larmes de Mirek et les avertissements de la Roussine.

Oui, la mort. Et alors ? Prédire qu’on risque sa peau sur un champ de bataille revenait à balancer ; « si tu plonges dans un brasier, tes fesses vont cramer ! », pas besoin de parler avec les Astres pour savoir ça. Prêter trop de crédit à ses prédictions ne donnerait rien de bon, je le savais, mais elles refusaient de laisser ma conscience tranquille.


Monter un kromodon s’avéra assez simple au final. La bête se montra accommodante et, au vu de son rythme pataud, les risques de chutes restaient faibles.

En fin de matinée, notre itinéraire nous éloigna de la rivière. Je la vis disparaître à regret derrière les hautes herbes. Avec elle s’effaça la dernière chose qui me liait à mon foyer.

Au revoir Bourg Ballon. Ou peut-être adieu.


Nous traversâmes d’interminables prairies parsemées de boutons d’or. Surstimulée, mon attention sautait d’un paysage à l’autre, ne s’attardant sur aucun point précis. Tout ce qui nous entourait s’avérait nouveau. Cette avalanche de découvertes se révéla aussi grisante que vertigineuse. Je n’avais jamais ressenti l’envie de quitter Bourg Ballon, certes, mais, il fallait l’admettre, je n’avais rien vécu d’aussi réjouissant depuis bien longtemps. Il y avait tant à découvrir…


Un bosquet nous barra la route. Mon kromodon prit l’initiative de le contourner, m’éloignant ainsi de Burr. J’en profitai pour marmonner à l’épée rangée dans son fourreau :


« Tu voulais le grand air Dyf, te voilà servi ! »


Il ne m’offrit que le silence en retour.


«   Bah, alors, on a perdu la parole ? »

« Si j’ai bien suivi, t’as accepté la proposition du Stalien ? J’échange pas avec les horribles traitres qui pactisent avec l’ennemi ! »


L’entendre dans mon esprit ne me surprenait plus. On s’habitue assez vite à être squatté par un vieux râleur.


«  Qu’est-ce que tu racontes ? »

« J’raconte que ta médiocrité n’égale que ton ingratitude. M’infliger ça ! Après s’que j’ai fait pour toi ! »

«  Tu veux dire, quand t’as détruit la maison de mon ami ? »

« Quand j’ai empêché cette foutue Strange de vous dévorer, oui ! »

«  Cette Strange ? »

— Tu parles tout seul ?


C’était la voix de Kélis. Elle m’avait suivie.

Je grommelai :


— T’es pas obligée de me coller, tu sais ? Je ne vais pas m’enfuir.

— Je ne te colle pas.

— D’accord. Ton kromodon alors.

— Laisse mon kromodon agir comme bon lui semble.

— Oh, bien sûr, je n’voudrais offenser personne.

— Tu parlais tout seul ?


La garce, elle n’avait pas marché à ma fine tentative de distraction.

C’était la première fois qu’on me prenait sur le fait, à tergiverser avec ma lame en murmurant entre mes dents et ça n’avait rien d’agréable. Une leçon que la vie dans un village m’avait apprise, c’est qu’une rumeur pouvait aller vite. Si Kélis décidait d’en parler autour d’elle, je risquais de devenir Nak, le gars qui parle à l’oreille des objets.

En même temps, à quoi bon mentir ? Je m’apprêtais à passer le plus clair de mon temps entouré de compagnons. Kélis ou un autre finirait bien par s’en rendre compte. Le truc, c’est que je désirais pas trop m’épancher sur la manière dont je l’avais obtenu, ni même sur la relation pour le moins chamarré que j’entretenais avec Dyf. Il s’agissait de la jouer succinct.


— Ça m’arrive oui.


Voilà. Concis, clair. Parfait. Et ç’a eu l’air de lui convenir, car elle se mura à nouveau dans le silence. Son manque de curiosité en devint presque vexant. Je m’attardai sur la tache blanche qui barrait son visage. En vrai, je trouvais ça un peu stylé.

Mon regard dut s’avérer un peu trop envahissant, car elle baissa la tête. Je me dérobai aussitôt, gêné à mon tour.


Aux alentours de midi, nous traversâmes plusieurs hameaux encerclés de champs aux épis dorés. Les paysans s’y consacrant levaient la tête sur notre passage, certains poussaient même des cris d’encouragements dans notre direction. L’un d’entre eux vint se poster au milieu du chemin, face au régent et son capitaine, un somptueux jambon de sa conception en offrande. « Un modeste présent en gage de déférence au royaume de Stalion et qui ravira le cœur et l’estomac de ses soldats ! » Ichon finit par prendre le jambon sous la vigilance nerveuse des Garde-Roi et nous pûmes continuer notre route.


Mon estomac et celui de mes compagnons ne virent jamais la couleur du jambon.

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1 commentaire

Gaëlle K. Kempeneers

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Il y a 7 mois

Ça y est, ils partent à l'aventure (compagnons, c'est pas fait pour les couillons - Le Naheulband). Pauvre Nak. Ça commence bien pour lui. 😬
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