Fyctia
1_Départ des engagés d'office
La mère de Mirek était morte quelques années plus tôt en tentant d’accoucher de sa petite sœur malgré les efforts de ma mère pour éviter le drame.
Ça n’a pas suffit. Personne n'a été sauvé.
Mirek était resté fils unique et son père était devenu veuf.
Et maintenant, on lui demandait de quitter Bourg ballon.
Après le départ de la Rapporteuse, les villageois s’éparpillèrent, retournant à leurs occupations, ou allant commenter les dernières nouvelles à la taverne. Mirek, lui, resta immobile, le visage éteint.
— Ça va aller, dit Gosny.
— On va s’occuper de toi, fit Courgette.
Ils voulurent l'étreindre, mais Mirek s'empressa de se dégager.
— C’est facile pour vous de dire que ça ira ! lança-t-il. C’est jamais sur vous que ça tombe ces choses-là !
Il nous dévisagea l’un après l’autre, le regard perdu entre la détresse et la rage, avant de faire volte-face vers la sortie du village.
— Attends Mirek ! s’écria Courgette en lui emboitant le pas.
Je la retins en murmurant :
— Laisse-le. Il a besoin de retrouver son père.
Courgette plissa les yeux pour écraser les larmes naissantes à la commissure de ses yeux.
On resta là comme trois ronds de flan, incapable de réagir, chacun se murant dans ses pensées.
Quelque part Mirek avait raison. Cette histoire d’engagés d’office ne m’avait jamais posé problème, je ne m'étais jamais inquiété de voir mes parents partir à la guerre... On pouvait compatir, c’était la moindre des choses, mais ça n'était pas comparable de vivre au quotidien avec ce couperet au-dessus de la tête.
La voix mal assurée de Gosny brisa le silence :
— Bon, les copains, je dois rentrer. Je… enfin, j’ai un cours d’escrime, je... mon professeur m’attend.
Ça siffla la fin de journée. On se sépara chacun de son côté vers nos foyers respectifs.
Sur le chemin, j’imaginais Mirek et son père se dire adieu. Une vision balayée par l’idée de ma mère recrutée par le Grand Rek pour le suivre en Alastar.
Et si ça finissait par arriver ? Si je devais, moi aussi, me séparer de mes parents ?
En rentrant à la maison, je serrai fort ma mère dans mes bras, comme si ça pouvait la retenir sur place à jamais. Elle ouvrit tout rond ses yeux d’incompréhension -depuis le début de mon adolescence, mes démonstrations de tendresse se raréfiaient - et me rendit mon câlin, sans poser de questions.
La porte d'entrée s’ouvrit et mon père apparut sur le seuil, son tablier jauni, les mains enfarinées. Il rentrait du travail.
Il demanda les dernières informations livrées par la rapporteuse, hocha du menton tandis que ma mère les lui relatait une à une. Lorsqu’elle eut terminé, il se contenta de grommeler un « très bien » et disparut dans la cuisine.
Ma mère se dirigea vers la table du salon et fit mine de réarranger l'ordre de bocaux remplis de noix. Puis, d'un ton qui se voulait léger, elle demanda :
— Tout va bien ?
Je maugréai, les mains plongées dans les poches de mon pantalon :
— Demain, le père de Mirek part rejoindre l’Armée stalienne, avec les enrôlés d’office.
— C’est un bel honneur.
— Mirek va se retrouver seul.
La voix de mon père résonna depuis la cuisine :
— Son père n’a pas inscrit son fils parmi les enrôlés d’office ?
— Je ne crois pas non.
— Bizarre, l’entendis-je marmonner, il n’a jamais été contre un sou facilement gagné.
Ma mère s’est tournée vers la cuisine, sourcils froncés. Moi, j’étais trop résigné pour rétorquer quoi que ce soit.
Impossible de trouver le sommeil ce soir-là. Enfoui sous ma couette, je fixais les ondulations causées par le vent sur la toile du ballon. J’avais fait promettre à ma mère de venir me réveiller demain matin pour assister au départ des engagés. Mon cœur se serra au fond de ma poitrine et je priai pour qu’il n’arrive rien au père de Mirek.
Foutu Arkoprim. Foutu Negassiens.
Tout ça, c’était leur faute.
Le lendemain, nous avons fait nos adieux aux enrôlés d’offices.
Je me suis réveillé bien trop en avance par rapport à l’horaire prévu.
J’ai traversé le village sous la fraîcheur délicate d’un brouillard matinal. Sur mon passage, je voyais certaines portes s’ouvrirent devant des hommes qui embrassait leur femme et leurs enfants, baluchons à la main. D’autres refermaient leur porte sans se retourner.
Certains étaient accompagnés de leurs familles ou de leurs amis, les autres marchaient seuls, mais tous avançaient, en silence, vers la sortie du Bourg Ballon, là où était fixé le lieu de ralliement. On entendait que le bruit des pas et le chant des oiseaux lève-tôt.
Quatre cavaliers royaux avaient été dépêchés pour accompagner les engagés d’office vers la caserne de la région. Ils étaient juchés sur de drôles de montures. De gros lézards aux écailles sombres, avec d’énormes têtes rondes, qui se tenaient sur leurs deux pattes arrière.
Je n’avais pas vu beaucoup de kromodons au cours de ma vie, mais leurs yeux jaune vif m’avaient toujours fasciné. C'était impossible de deviner à quoi ces bestioles songeaient.
Gosny et Courgette se trouvaient déjà sur place. Devant eux, je reconnus la silhouette de Mirek, sa tête posée, au creux de l’épaule de son père. On entendait des pleurs à droite à gauche, surtout de femmes. Les hommes, eux, refoulaient leurs larmes comme s’ils s’interdisaient d’être tristes. Pourtant, nous savions pertinemment qu’ils voyaient la plupart de ces personnes, parmi eux, des collègues, des amis, des amants, pour la dernière fois.
Mirek lui ne se retenait pas. Derrière les bras de son père qui le serrait contre lui, les épaules de mon ami tremblaient, secouées par ses sanglots.
Une brume compacte flottait autour de nous, rendant l’instant presque irréel.
Les quatre cavaliers s’étaient postés légèrement en retrait, aux abords de la rivière où ils avaient planté l’étendard noir et or de Stalion, frappé de notre emblème : un bouclier en forme d’écaille.
Quand ils finirent par nous rejoindre, tout le monde se tut, appréhendant la suite du déroulé. Un soldat sortit un papier d’une besace accroché à sa selle et récita une liste de nom.
Quand le sien résonnait dans la vallée, l’engagé, penaud, rejoignait les cavaliers.
La drôle de cérémonie se déroula sans incident, dans une discipline naturelle. Parfois, lorsqu’un villageois quittait notre groupe, une crise de larmes déchirait le silence côté spectateur, nous renvoyant tous à notre impuissance.
Le soldat aboya un nom et le père de Mirek relâcha l’étreinte autour de son fils. Il lui murmura un mot à l’oreille puis s’éloigna.
D’un geste sec, Mirek passa la main sur son visage pour dissiper ses larmes et regarda son père partir, les poings serrés, sans faillir.
16 commentaires
LouiseLysambre
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Il y a 10 mois
John Wait
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Il y a 10 mois
LouiseLysambre
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Il y a 10 mois
Layla M
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Il y a 10 mois
John Wait
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Il y a 10 mois