Virginie Decamps Iceland 2.1. Maja

2.1. Maja

Chapitre 2


Maja

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— Amuse-toi bien ! me hèle l’un des portiers, au moment où j’approche de la sortie.


Je le salue d’un geste vague et traverse, au pas de course, la grille relevée. Astrid m’attend de l’autre côté des remparts qui séparent la ville des trésors de la Bibliothèque des Sagas. Lourdement surveillée, celle-ci ne permet qu’à une poignée de personnes d’entrer et nous y vivons en quasi autarcie. Ces précautions n’ont qu’un seul but : empêcher les vols ou, pire, la destruction des ouvrages présents. Nous conservons toute l’histoire de l’île, peut-être même d’une partie du monde d’autrefois, avant que les guerres ne nous isolent du continent. Un devoir de mémoire qui s’accompagne de lourdes responsabilités, selon Dame Sirry.


— Viens, m’enjoint Astrid, en passant un bras sous le mien.


J’apprécie son amitié, d’autant plus que, la plupart du temps, les autres étudiants m’ignorent : je ne suis pas assez soigneuse pour eux, je manque de rigueur, je rechigne à la tâche… Autant de tares qui me rendent indésirable à leurs yeux. Contrairement aux autres apprentis, je ne suis pas ici de gaité de cœur : je me moque bien de porter toute une lignée d’érudits sur les épaules.


— J’ai vu Fridrik ce matin, déclare Astrid, la mine conspiratrice. Il m’a dit que lui et ses amis seront au Soldat géant.


Une grimace tord ma bouche, mais je m’abstiens du moindre commentaire. Fridrik et moi avons eu une aventure éphémère, ponctuée de mes soirées de permission, quand j’avais envie de m’amuser et d’oublier la morosité de mon quotidien. Nous nous sommes séparés d’un commun accord, bien qu’il essaie de temps en temps de remettre le couvert. Je n’en ai pas envie.


La taverne n’est pas ma préférée, remplie de militaires en permission et d’apprentis commerçants. Un monde si différent du mien… et de celui d’Astrid, ne lui en déplaise !


La démarche légère, résolue à ne pas me formaliser de ce détail, je dévale la rue verglacée, impatiente de m’amuser un peu et de laisser derrière moi les heures studieuses endurées. Autour de nous, de nombreuses maisons pressées les uns contre les autres ont leurs volets fermés, maigre protection contre les températures glaciales et le vent venu de l’océan. Sur les gouttières, des stalactites s’amassent en rangs serrés, tels des petits soldats gelés et immobiles. La nuit est déjà tombée, alors que la soirée n’a pas encore commencé. Je déteste ces longs mois d’hiver, quand le jour ne pointe que durant quelques heures trop brèves.


Je croise un contingent de soldats, parfaitement alignés, qui remontent la rue principale de Reyk. Sous leurs bonnets de laine, leur mine est résolue, presque belliqueuse. On dirait qu’ils partent en guerre. Étonnant quand on connaît les heures paisibles que vit la ville portuaire, même au plein cœur de l’hiver.


— Bizarre, chuchote Astrid.


Son expression se chiffonne à mesure que nous observons les hommes et femmes s’élancer sur les chemins pavés, sans un regard en arrière.


— Tu crois qu’ils vont à la bibliothèque ?


— Pourquoi faire ? renchéris-je.


Mon amie ne réplique rien et m’entraîne vers notre destination. Nous nous arrêtons devant une porte close, à la peinture écaillée. Au-dessus de nos têtes, une enseigne gémissante nous renseigne sur le lieu : une gravure représentant un soldat de taille impressionnante, face à un homme agenouillé qui supplie. Juste en-dessous, le nom « Le Soldat géant » complète la scène. Astrid me dédie un clin d’œil enthousiaste et nous poussons le battant d’un même mouvement résolu.


Aussitôt la chaleur me brûle les joues et je me dépêche de déboutonner le haut de mon manteau. Je baisse ma capuche, mes cheveux dégringolent, attirant les regards curieux, parfois concupiscents des autres clients. Je connais le pouvoir de séduction de leur teinte de cuivre, aux reflets d’or et j’en joue souvent à l’extérieur des murs de la bibliothèque.


— Salut les filles ! s’exclame un marin, une chope à la main. Vous venez près de nous ?


Je l’ignore, Astrid rougit. Elle a un faible pour ces hommes de passage, aux yeux chargés d’aventures invraisemblables.


— Sûrement pas, persiflé-je.


Pas convaincue qu’il m’ait entendue, je lui tourne le dos et entraîne mon amie à ma suite, vers le bar. Le tenancier nous surveille d’un œil méfiant. Sa barbe fournie équilibre son crâne complètement chauve et lui mange le visage.


— Qu’est-ce que je vous sers, mes mignonnes ? s’enquiert-il.


Nous sommes à peine majeures, ce qu’il ne peut pas deviner. Pourtant, à aucun moment il ne réclame une pièce d’identité pour vérifier notre âge. Tant que l’argent entre dans sa caisse…


— Deux chopes de bière blonde, commande Astrid.


— On paie d’abord.


Je sors deux pièces de ma poche et les dépose sur le comptoir. Elles disparaissent aussi vite, remplacées par des verres débordant de mousse, au liquide doré et aux effluves d’houblon. Nous nous éloignons un peu, nous fondant parmi la foule dense. Quand l’alcool aura un peu brouillé nos esprits, il sera plus facile de nous mêler aux autres clients et de nous détendre.

Nous entrechoquons les bords de nos verres, en un mouvement répété maintes fois.


— Santé !


— Aux rencontres ! ajoute Astrid, ravie d’être là.


Je trempe les lèvres dans ma boisson, tout en surveillant les allées et venues des clients. Ma langue lèche la mousse s’attardant sur ma lèvre supérieure.


Fridrik et sa bande ne devraient pas tarder. Ils sont bruyants et facilement identifiables. Nous les avons connus lors de l’une de nos escapades, alors que nous errions dans les rues de Reyk, baignées du soleil estival. Contrairement à moi, ils n’ont pas été extraits à leurs familles puisque celles-ci appartiennent au corps des commerçants et qu’elles les ont pris en apprentissage. Fridrik aide son père à la ferronnerie, tandis que Jon s’abime les mains à repriser des filets de pêche et que Kristof charge et décharge des cageots lors des divers marchés organisés dans la région. Parfois, je les envie de rester auprès des leurs. Puis, je me souviens à quel point c’était tendu à la maison et je me console du peu de liberté que j’y ai gagnée.


— Bonjour, beauté.


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11

11 commentaires

Tharia

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Il y a 2 mois

💗💗

Anna C

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Il y a 5 mois

On découvre un nouveau personnage, en quelque sorte, avec la mention du frère de Maja et on ne peut que comprendre sa douleur d'avoir perdu sa relation avec lui avant qu'arrive la crainte que lui aussi soit peut-être mort, ce qui ajoute une nouvelle dynamique au récit et de nouveaux questionnement. Qu'est-ce que Maja va bien pouvoir apprendre maintenant ? Va-t-elle retrouver les érudits ? Baldwin est-il vivant ou mort ? Est-ce que ce sera le chaos total à l'académie ? D'énormes problèmes sont-ils à venir ou la tempête va être plutôt calme pendant un moment avant le désastre ?

Anna C

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Il y a 5 mois

Un début de chapitre riche en tension après ce qu'on a appris au précédent chapitre avec l'annonce que l'avant-poste a été détruit. On ne peut que partager la souffrance, les doutes, les peurs de la protagoniste. Plus on avance dans la lecture, plus on s'attache à Maja. Comme toujours, tes descriptions sont fluides, précis et efficace en plus de tes dialogues qui sont naturelles, vibrants. On sent totalement le trouble de l'héroïne avant qu'Astrid cherche à la ramener à l'instant présent et l'encourage à partir. Je suis certaine qu'elle sera une très bonne alliée pour la suite, un moyen pour aider Maja à tenir debout, peut-être ?

Mary Lev

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Il y a 6 mois

Quel suspense ! J’espère que son frère est sain et sauf

Virginie Decamps

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Il y a 6 mois

On verra ^^ Mais ce qui est certain, c'est que l'univers sera aussi rude que le climat.

Gottesmann Pascal

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Il y a 6 mois

Pauvre Maja, on ne peut que compatir. Être quasi certaine d'avoir perdu son frère est pire que de le perdre tout court parce qu'il reste un espoir qui vient torturer.

Virginie Decamps

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Il y a 6 mois

Oui, elle n'a pas fini d'angoisser, la pauvre.
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