Fyctia
1.1. Maja
Chapitre 1
Maja
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Les doigts tachés d’encre, je me penche sur le livre posé devant moi. J’essaie de déchiffrer les lettres, mais elles s’effacent sous l’action du temps. Une grimace m’échappe, je passe un délicat coup de plumeau sur les pages, espérant enlever la couche de poussière qui s’y est agglutinée. Geste inutile. Au cours des siècles, la saleté s’est incrustée. Tenace et corrosive. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on m’a confié le devoir fastidieux de recopier l’entièreté de l’ouvrage.
Résignée, je « devine » ce qui est écrit, trempe ma plume dans l’encrier et entame la rédaction de cet énième paragraphe. Autour de moi, le crissement caractéristique d’autres plumes grattant le papier me parvient, lent, régulier. Si prévisible. Nous sommes des dizaines d’élèves à endurer le même sort, certains avec plus de bonne volonté que d’autres.
Tandis que je noircis la page d’un livre neuf, je rêve de ce qui se trouve derrière les remparts de ma prison. La ville. Ses habitants et leurs histoires fabuleuses. L’encre s’égoutte et forme une petite mare sur la feuille. Avec un buvard, je la tamponne, le regard fixe, mais l’esprit en ébullition. Si je ferme les paupières, je parviens à évoquer l’océan, un soir d’été, quand les vagues grises et frémissantes se fracassent contre les falaises. Parfois, j’imagine ce qui se trouve de l’autre côté et je me mets à rêver. Prendre la mer, partir. Ne plus revenir. Explorer ce monde contre lequel on nous met en garde depuis toujours. Est-il à ce point hostile ? Gorgé de dangers divers et de périls insurmontables ?
Derrière nous, quelques scribes surveillent notre avancée, répertorient les livres en bon état et ceux qui méritent d’être restaurés. La plupart des originaux ont été détruits après la Première Guerre qui a suivi la Nouvelle Ère et consigner le savoir qu’ils renfermaient s’avère désormais impossible. Nous avons perdu tant de choses de nos ancêtres !
Je bouge la tête d’un côté, puis de l’autre, pour dénouer la raideur de ma nuque. À force de me pencher au-dessus de la table, j’ai mal dans les épaules et le haut de la colonne vertébrale. Cela fait des heures que je garde cette position inconfortable, tout ça pour un résultat médiocre qui sera abondamment remis en question par mes maîtres.
— Psssit ! m’interpelle une apprentie, installée à la table à côté de la mienne.
Je lève les yeux en un mouvement infime, de peur d’éveiller l’attention de nos professeurs. Nous serons sanctionnées dès qu’ils remarqueront notre manque de rigueur et, si Ethel a la chance d’attirer la sympathie des érudits, ce n’est pas mon cas. À tous les coups, je serai privée de sortie !
— Tu as fait tomber une feuille, articule ma voisine.
Son index pointe un morceau défraîchi de parchemin. Du bout de la semelle de ma chaussure, je le ramène vers moi, tout en jetant de rapides coups d’œil vers le bureau de Dame Sirry, la plus redoutable des enseignantes. Doucement, tout doucement, je récupère le parchemin que je cache au milieu de l’ouvrage. Je grimace auprès d’Ethel, de nouveau concentrée sur sa copie. Je l’imite, non sans pester contre l’ennui qui me grignote les sens.
Le son de la cloche, dans la cour, m’extirpe de mon travail. Enfin !
J’abandonne ma plume sur le rebord de la table, mesurant chaque geste pour le rendre aussi fluide que possible. Avec une lenteur mesurée, je referme calmement le livre ancien, qui retrouve sa place à l’intérieur d’un sac en peau, et me relève, de même que les différents jeunes qui m’entourent. Nos enseignants émettent des sons indignés à cause du bruit produit par les chaises qui raclent le sol, les conversations fleurissant entre plusieurs étudiants et des gloussements soulagés qui s’élèvent, provoqués par cette récréation bienvenue. Nous chahutons allègrement dans ce temple dédié au savoir.
Quand je passe devant Dame Sirry, je baisse le menton, peu désireuse d’être réprimandée pour l’encre souillant mes mains malhabiles. J’ai juste le temps d’apercevoir le bas de sa longue robe austère, aux couleurs ternes, avant de traverser le battant, maigre frontière vers ma liberté.
— Pressez-vous, nous enjoint Sirry, en claquant deux fois ses mains revêches l’une contre l’autre.
Contrairement à elle et ses semblables, aucun de nous ne porte l’habit traditionnel des bibliothécaires. Nous ne sommes que des apprentis copistes, ou de futurs scribes, pour les plus doués d’entre nous. De rares privilégiés deviendront des érudits. Vêtus d’un pantalon de laine, surmonté d’une tunique doublée d’un gilet en fourrure de vison, nous nous protégeons tant bien que mal du froid qui s’infiltre partout. La Bibliothèque des Sagas, ainsi que les baraquements qui la flanquent de part et d’autre de son enceinte, n’échappe guère aux perpétuels courants d’air venus de l’océan hérissé de glaces éternelles.
Frileusement, je m’enroule dans mon manteau et en rabats la capuche par-dessus mon chignon serré. Cependant, ces précautions sont insuffisantes lorsque je me retrouve à l’air libre, le visage fouetté par les températures glaciales. Le vent me happe avec une rare violence, ma respiration se fige une seconde et mes yeux se mettent à pleurer. Éblouie par la blancheur immaculée de la neige, je plisse les paupières pour m’habituer à la luminosité, si contrastée avec la pénombre constante de la bibliothèque.
Traversant la cour au pas de course, bousculant plusieurs élèves sur mon chemin, je me dirige vers le bâtiment qui abrite les chambres des apprentis les plus âgés et m’y engouffre avec impatience. Pressée, je grimpe les marches deux par deux. Je me dépêche de rejoindre ma chambre, où je récupérerai quelques piécettes. Mon temps libre est restreint, je profite de chaque instant pour m’évader d’ici et m’amuser au moins un peu. Depuis l’an dernier, j’ai le droit — ainsi que les autres élèves de mon âge — de quitter l’enceinte de la bibliothèque, une fois par mois. Je ne boude jamais ce plaisir.
Quand je suis arrivée à l’académie, je venais de fêter mes huit ans et, accompagnée de mes parents, je découvrais les bâtiments centenaires, en même temps que les autres enfants choisis lors de la conscription annuelle. La Bibliothèque des Sagas brasse tellement d’étudiants ! Impossible de connaître tout le monde, de savoir qui est qui. Même au sein de notre promotion, je suis incapable de nommer chaque apprenti. Aucun de nous n’a demandé à intégrer cet apprentissage. Notre destinée est inscrite dès notre naissance, ou presque : ce sont les représentants du gouvernement qui nous assignent le rôle de notre vie, auquel nul ne se soustrait. Venant d’une famille de scribes et d’érudits, j’ai toujours su où serait ma place, même si celle-ci ne m’a jamais fait envie. Au début, j’ai tempêté et pleuré. Je me suis mise en colère et j’ai boudé. Aucune émotion, nul argument n’a fait plier mes parents. Mes frères aînés. Mon avenir s’est tracé un chemin alors que je poussais à l’intérieur du ventre de ma mère.
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Lucie Feyre
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Virginie Decamps
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EL Shepard
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Anna C
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