Fyctia
6.2 Le retour du fils prodigue
Les mecs normaux plongent dans les addictions aux jeux-vidéos ou à l'alcool quand ils se font larguer. Moi, j'étais accroc aux théories foireuses. J’envisageais à peine qu’il puisse s’agir d’un audit officiel de WOLF, passé par un marché parfaitement légal, dont Vincent n’aurait simplement pas eu connaissance. Non, je ne cessais de me demander pourquoi le destinataire avait imprimé cette note potentiellement compromettante au lieu de la consulter discrètement sur son téléphone ou son ordinateur.
L’avait-il reçue telle quelle par la poste ? J’avais le sentiment que cette personne espérait ne pas laisser de trace numérique. Autrefois, il était plus facile de dissimuler des informations en passant par la forme dématérialisée, mais de nos jours, il est devenu presque plus facile de traquer une adresse IP ou de hacker une messagerie que de forcer une véritable serrure et de fouiller les tiroirs d’un bureau.
Après être passé voir Vincent, je me suis installé avec mes trois collègues. Mon instinct m’intimait de ne pas leur parler de cette mystérieuse note de Leiodes Consulting. Pas sans en savoir plus d’abord. Mes orteils remuaient nerveusement dans mes chaussures. En référer à Vincent avait déjà été une erreur, je le sentais. Je n’avais pas besoin de questionner mes collaborateurs, je disposais d’une autre source pour me renseigner sur Leiodes. La grande interrogation était plutôt : aurais-je les couilles de la solliciter, et comment ?
Je ne me voyais pas recontacter Esther après quatre ans de silence radio sans aucune justification, alors j'ai fait comme avec Nina : j'ai trouvé une intermédiaire.
Je ne voulais pas appeler le soir sur le téléphone fixe, sinon je risquais de tomber sur la mauvaise personne. Donc le vendredi matin, je me suis isolé dans une phone box, croisant les doigts pour que Jib ne vienne pas me déranger avec son spectacle de mime derrière la vitre. Heureusement, il était en pleine session de coworking avec Matis. Titouan gérait ses affaires dans son coin, sage comme une image. J’observais du coin de l’œil Vincent tourner autour de sa deuxième équipe de développeurs comme un vautour autour d’une charogne pendant que la tonalité sonnait à mes oreilles. Quatre « tût », puis le cinquième fut coupé par une voix féminine ténue et nasillarde.
— Allo ?
— Salut Maman.
— Aaron ! C’est bien toi ! s’enflamma soudain ma mère, elle semblait émerger d’une longue apathie. Mazel Tov, je n’y croyais pas en voyant ton numéro s’afficher. Tu vas bien ?
— On fait aller.
— Ta voix est étrange… Tu ne m’appelles jamais, tu es sûr que ça va ? Il y a un problème ?
— Non maman, ne t’inquiète pas. Ça faisait longtemps, j’appelais juste pour prendre des nouvelles. Ça s’est bien passé le Yom Kippour ?
— Diner en famille. Enfin… ce qu’il en reste.
Le hoquet de son rire nerveux transperça mon oreillette. J’étais largement armé contre la culpabilité en temps normal, malheureusement les évènements récents m’avaient suffisamment laissé à fleur de peau pour que ma gorge me fasse mal.
— Je suis désolé de ne pas être plus présent…
Euphémisme ! Je n’avais pas foutu les pieds chez mes parents depuis l’Hanoukka de 2021, et uniquement parce que ça ne tombait pas en même temps que Noël cette année-là, j’étais invité chez les parents de Nina les 24-25.
— En fait je voulais justement vous rendre visite.
— Tu vas enfin nous présenter ta compagne ?
La boule dans ma gorge grossit. Si ma mère continuait sur ce terrain, j’allais finir par chialer au téléphone, comble de l’angoisse, dans cette espèce de cage de verre où tous mes collègues pouvaient me voir ! J’ai écrasé mes doigts sur mes paupières closes, le temps nécessaire pour que je récupère mon sang froid. Ce n’était pas le moment de bercer dans le sentimentalisme.
— Pour être honnête ça ne va pas fort entre nous en ce moment. Donc non. Une…
Je m’apprêtais à dire « une autre fois », mon subconscient m’a arrêté : il n’y aurait pas d’autre fois. La voix de ma mère s’est encore adoucie, j’ignorais que cela était possible.
— Oh. C’est donc pour ça que tu viens nous voir.
— Oui. Je… j’ai besoin de me changer les idées, mentis-je.
Si je voulais me changer les idées, j’aurais pu réactiver mon compte League of Legends, me payer un aller-retour à Dubrovnik ou prendre tous mes rendez-vous médicaux en retard, de l’ophtalmo au dentiste, en passant par le dermato, le psy, le kiné, le nutritionniste et l’allergologue. Je peux encore trouver une cinquantaine d’idées dans ce style avant que l’option aller voir mes parents réactionnaires histoire de sentir à quel point j’étais un vilain petit canard ne se présente à moi. Il n’empêche que le break de Nina me donnait une excuse crédible pour leur rendre visite.
— Tu es libre samedi prochain ? s’enthousiasmait ma mère.
— Yep.
— J’imagine qu’avec ton travail ce serait trop compliqué pour toi d’arriver vendredi soir ?
— En effet, et je ne voudrais pas m’imposer non plus.
— T’imposer ? Aaron, ne dis pas n’importe quoi ! Tu es toujours le bienvenu.
— Merci… Et… est-ce qu’Esther sera là ?
Il y eut un blanc dans la conversation. Un blanc qui ne me disait rien qui vaille.
— Non. Pour reprendre ta formulation ça ne va pas très fort entre elle et ton père, en ce moment.
Tiens donc. Après être passée du statut de second enfant né avec le mauvais sexe à prodige familial pour compenser l’ainé démissionnaire, la voilà elle aussi reléguée au rang des héritiers ingrats.
— Elle a même refusé de venir pour le Sim’hat Torah, alors que c’est sa fête, se désolait ma mère.
Je ne savais plus de quelle date elle parlait.
— Ouais, c'est dommage, meublai-je. Je dois retourner travailler maman, tu me raconteras tout ça samedi ?
— D’accord Aaron. Je suis tellement heureuse de t’entendre si tu savais. J’ai hâte de te voir !
— Je t’envoie un texto quand je saurai quel train je prends.
— Entendu. À très bientôt mon fils.
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alsid_murphy
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Il y a 2 jours
Leo Degal
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Il y a 10 jours
Arca Lewis
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Il y a 10 jours
Gottesmann Pascal
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Il y a 13 jours
Astrid.D
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Il y a 13 jours
NohGoa
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Il y a 13 jours