Fyctia
6.3 Le retour du fils prodigue
Le samedi 16 novembre au matin, j’ai pris le train en direction de Paris gare de l’Est. Le fantôme de Nina me suivait sur le quai de la gare. Je l’imaginais remonter la voie d’en face et grimper dans un wagon, son sac Cabaia à motif plumes sur le dos et son thermos de thé à la main. Je serrais les dents, amer, mais sans regret. Même si elle n’avait pas décidé de m’abandonner à mon sort, je ne lui aurais pas proposé de m’accompagner chez mes parents. Elle disait vrai à propos de ma peur vis-à-vis de la réaction de mes « proches ». Je place des guillemets, car proches, ils ne l’étaient plus. Ni ma mère, ni mon père, ni Esther.
Au bout de deux heures de TGV et vingt minutes de métro, j’arrivais presque à destination. Il me fallait encore longer pendant un quart d’heure l’écrin verdoyant de l’avenue Foch jusqu’à l’île de Charentonneau. Un chemin bucolique en pleine banlieue parisienne, suffisamment éloigné du collège des mauvais souvenirs pour m’épargner une crise d’urticaire. Un nouveau venu aurait trouvé difficile d’identifier la bonne façade de béton derrière le feuillage cuivré des ormes, mais moi j’avais reconnu le panneau usé couvert de mousse au nom de la résidence.
J’ai contourné la haie et rejoint l’entrée principale. Sonnettes, premier numéro, en rez-de-jardin. La porte s’ouvrit si vite que j’étais persuadé que ma mère campait devant l’interphone. Un jeune couple discutait au pied de l’escalier avec un vieillard qu’il me semblait reconnaître et que je ne souhaitais guère saluer. Leur accent slave à couper au couteau couvrait l’écho de mes pas dans le hall alors que je me dirigeais vers l’appartement de gauche.
J’ai toqué, une fois, le battant s’est échappé de mon poing au deuxième coup. Ma mère et son brushing impeccable apparurent dans l’ouverture, un sourire angélique illuminait son visage marqué par le temps.
— Mon garçon… chantonna-t-elle en m'enlaçant entre ses bras.
Sa chaleur réconfortante m’embarrassa plus qu’autre chose. Renoncé à l’amour de ma mère n’avait pas été si difficile que cela, car en échange, j’avais gagné celui de Nina et je n’avais aucun regret à ce sujet. Je n’étais pas là pour réparer les pots cassés ou retrouver le giron de ma génitrice, son bonheur serait de courte durée.
— Pas de problème avec ton train ? m’interrogea-t-elle.
— Non, aucun.
— Je vais te débarrasser.
Elle a agrippé mon North Face. J’ai effectué un demi-tour pour retirer mon manteau et me suis retrouvé face au buffet Art Déco. Le diplôme de vétérinaire de ma mère trônait au-dessus du Menorah. Docteur Eliane Breton-Blumberg. Il ne lui avait jamais servi, hormis à décorer le mur et motiver l’installation de la famille à Maison Alfort, près de l’école où elle avait fait ses études. Mon père, assureur, gagnait assez pour deux, et vu qu’il était traditionaliste, à l’instar de mes grands-parents, ma mère fut désignée volontaire pour jouer les femmes au foyer et élever leur deux enfants. Un schéma archaïque scandaleux que ma mère avait pourtant intégré de bonne grâce. Je crois que c’était une excuse pour ne pas avoir à euthanasier des vieux caniches et pouvoir gribouiller des natures mortes sur son chevalet toute la journée.
J’avançai d’un pas prudent dans l’étroit corridor de l’entrée pour rejoindre la salle à manger. Mes parents avaient acheté leur appartement au début des années 90, mais l’immeuble datait des seventies. Il baignait dans son jus. Tout avait été refait à neuf en 1991, et depuis, ils n’avaient touché à rien, ni au comptoir de cuisine en formica effet bronze kitsch, ni aux huit grosses lamp shades de quatre-vingt centimètres jaunâtres éparpillées à travers le salon qui éclairaient moins bien qu’une simple LED de plafonnier. Un imposant piano à queue nacré encombrait l’espace alors que personne ne savait en jouer. Il appartenait à ma grand-mère, mon père trouvait que ça faisait classieux alors il avait ordonné à ma mère de le garder. Toujours trop de peintures affreuses, de cadres photos mettant en valeur mon physique désavantageux et celui plus gracieux de ma petite sœur, de classiques de la littérature alignés sur les étagères et de vaisselle inutile stockée dans les buffets. En revoyant cet intérieur après quatre ans d’absence, sa ressemblance avec les décors d’une Nounou d’Enfer m’a frappé. Pas étonnant que le monde se porte si mal aujourd'hui quand la jeunesse des gens de ma génération s’est résumé à une imitation de sitcoms où personne n’évoquait jamais les vrais problèmes. Dans le salon, les deux canapés en cuir clair devenus mous s’étaient peuplés de coussins pour cacher l’évidente absence de vie sociale des lieux.
Un froissement désagréable résonna dans la pièce. Depuis l’unique fauteuil – beige, comme tout le reste du mobilier ou presque – le propriétaire des lieux abaissa son Figaro du jour et me toisa par-dessus les feuillets.
— Le retour du fils prodigue, ironisa-t-il en guise de salutation.
— B’jour papa.
Physiquement, je lui ressemblais. Râblé, joufflu, pas franchement gros mais avec une bedaine proéminente. J’espère toutefois échapper à sa calvitie. J'ai plutôt le crin de ma mère, cela me laisse une chance.
Il n’a pas bougé d’un pouce de son trône et s’est replongé dans sa lecture jusqu’à ce que ma mère arrive.
— Je sors la vodka ? me proposa-t-elle.
— Juste un verre, sinon de l’eau ou du coca, s’il te plaît.
— Toujours raisonnable à ce que je vois. J’ai préparé un tcholent hier, tu adorais ça quand tu étais petit.
— Ah, super. Merci.
Je me dandinais debout sans oser m’asseoir. J’avais grandi dans cet appartement, j’avais défoncé le canapé à force de m’en servir comme trampoline quand mon père était absent, j’avais suspendu mes Playmobil chevaliers sur le chandelier à sept branches, toujours quand mon père était absent, mais je n’étais plus chez moi depuis bien longtemps.
14 commentaires
alsid_murphy
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Il y a 2 jours
NohGoa
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Il y a 9 jours
Gottesmann Pascal
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Il y a 9 jours
Leo Degal
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Il y a 10 jours