Fyctia
5.3. Femmes fatales
Le lundi 4 novembre, je me suis réfugié dès l’aube dans une boulangerie du quartier, pour tenter d’y combler le néant avec un brouhaha de café faussement branché. Le résultat fut plus que mitigé. Nul ? Nul. Je ne sais pas ce que j’espérais, au milieu de tous ces hommes pressés, la tête dans le guidon qu’ils soient à pieds ou à vélos, grouillant dans leur fourmilière de béton.
Arrivé chez WOLF, j’ai délibérément esquivé la De’Longhi Rivelia, centre de gravité des collègues, et me suis isolé à l’écart sur une table suffisamment petite pour décourager Jib, Matt et Titi de venir me rejoindre. Je me suis logué pour que Vincent me voie connecté depuis notre serveur interne, où qu’il soit dans le bâtiment, puis j’ai commencé par checker mes emails pro.
📩 Relai collaboration fact-checking
De : Laura Diaby
CC : Nestor d’Argonne
Bonjour Monsieur Breton,
Je tenais à me présenter : Laura Diaby, reporter pour FranceInfo, cellule Le Vrai du Faux.
C’est moi qui vais prendre le relais de Nestor d’Argonne dans le projet collaboratif fact-checking media France-Allemagne à partir de décembre, et donc votre correspondante désormais. N’hésitez pas à me solliciter pour quoi que ce soit. Je vous laisse ci-dessous toutes mes coordonnées. Au plaisir d’échanger avec vous,
Cordialement,
Laura Diaby
Super ce courriel que je fixais d’un air bovin. Je détestais le changement. Depuis septembre j’avais eu ma dose. Ce n’était qu’un court mail de présentation très poli d’une journaliste inconnue avec qui j’allais devoir communiquer professionnellement en toute cordialité, mais cette nouvelle contrainte relevait du calvaire dans l’état mental dans lequel je me trouvais.
Quand je dis que je suis misanthrope, ce n’est pas une façon de parler. Depuis 2020, Nina était ma soupape de sécurité, mon dernier lien réel avec l’humanité, raison pour laquelle je qualifiais Laura « d’inconnue ». J’étais si préoccupé par le départ de Nina que je n’ai pas fait le rapprochement avant de cliquer sur son lien LinkedIn coincé entre son numéro de téléphone et son compte WOLF.
Laura Diaby
Journaliste d’investigation, chasseuse d’hoax.
Spécialiste des conflits d’intérêt et de géopolitique.
Son nom a fini par faire tilt. Je connaissais bien son travail, j’exploitais ses articles depuis mon entrée chez WOLF, elle était douée pour débunker les conneries. Ironiquement, elle m’avait apporté pas mal de vues sur mon blog grâce à un long dossier rédigé par ses soins entièrement dédié à Pénélope d’IthAQ, où elle me classait comme site parodique plutôt que comme véritable site conspirationiste. Elle m'accusait de détourner des luttes légitimes et des préoccupations sanitaires des populations francophones pour faire de mauvaises blagues. Elle m’avait bien cerné, je dois l’admettre. Je songeais que cette Laura se serait bien entendu avec Nina.
Nina… Mes paupières se refermèrent malgré moi. Elle ne répondait toujours pas à mes textos. Je ne savais plus quoi écrire pour la faire réagir. Ce qui me restait de lucidité m’indiquait qu’un message supplémentaire risquerait de me faire tomber dans le harcèlement. Elle n’avait visiblement pas encore bloqué mon numéro, j’essayais de me convaincre que c’était un élément positif, comme la boîte de cartes gradées dans notre bureau. De quelle autre alternative je disposais pour la contacter ? Me rendre à la gare à l’heure de son train pour Bâle et passer pour un stalker ? Sans façon. J'ai mentalement rayé cette option de ma liste. À la place, j’ai ouvert Lupa et vérifié si elle était connectée. Oui, la stalker discrètement et à distance c'était beaucoup mieux.
Son dernier message datait du 29 octobre. Il me tordait l’estomac par sa gentillesse exquise.
De : Nina Chen
Elle n’était pas connectée, malheureusement, ou heureusement, je l’aurais probablement bombardé de messages, cela aurait fait pire que mieux. Je devais trouver une approche plus subtile, un moyen détourné. Un éclair de génie illumina mes ténèbres en lisant les deuxième et troisième noms dans ma boîte de réception sous Nina : Jibril et Juliette. Un parfait attelage de chevaux de Troie !
Quinze minutes plus tard, j’alpaguai mon collègue qui se dirigeait vers le distributeur automatique de fournitures de bureau.
— Jib ! T’as une minute ?
— Bien sûr. Que puis-je pour toi, le breton ?
Ma mâchoire se crispa avant de répondre. Jibril était habitué à ce que tout le monde lui passe ses boutades médiocres, moi y compris. Son visage halé attirait naturellement la sympathie, il avait le sourire facile, qui sonnait moins faux que celui de Wolfgang, et des yeux bruns plus chaleureux que les miens.
— Tu as bien un ami qui travaille chez Meta à Paris ?
— Ouais, pourquoi ?
— Tu peux me donner ses coordonnées steuplaît ?
— Pourquoi ? Tu veux te barrer chez la concurrence ? se moqua Jib.
— Soit disant qu’il y aurait un problème avec la visibilité des contenus LGBT sur Instagram…
— Ah ouais ? Ça sort d’où cette info ?
Impossible de ne pas lui en dire davantage.
— Une copine m’en a parlé. Elle aimerait obtenir des infos là-dessus, et tu sais à quel point c’est galère de contacter le support Meta par leur plateforme.
— Oh là, minute papillon ! Toi ok, mais tu ne files pas les coordonnées de mon pote à une militante.
— Je ne suis pas débile, je le contacterai moi-même et je verrai ce qu’il me dit sur le sujet.
Jibril me décortiquait de la tête aux pieds. Je frottais nerveusement ma nuque raidie par le manque de sommeil. Il devait se demander pourquoi je me préoccupais de la communauté queer soudainement.
— D’ac. Je t’envoie ça sur Lupa dans la demi-heure qui vient, mais je te préviens ils ont une clause de confidentialité. À mon avis t’obtiendras que dal comme info.
— Merci, Jib.
— Au fait… hem, le prends pas mal hein man, mais euh… tu t’es lavé récemment ?
J’ai piqué un fard face à sa grimace gênée.
— Problème de chauffe-eau, c’est réglé, improvisai-je.
— Cool, parce que là ça commence à sentir la tanière de loup pour de vrai.
J’ai attendu qu’il s’en aille pour me claquer la tête contre la planche du bureau, de honte. Effectivement, ma dernière douche remontait à mardi matin. Quasiment sept jours sans voir un savon et un gant de toilette, je n’en avais même pas conscience avant que Jib me fasse la remarque. Au moins je ne risquais pas d’être envahi de collaborateurs en manque d’interaction sociale, j’avais trouvé un répulsif efficace, quoi qu’involontaire.
J’ai répondu vite fait à Laura Diaby avec un court mail rédigé par ChatGPT, avant de me remettre au boulot.
14 commentaires
alsid_murphy
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Il y a 2 jours
Leo Degal
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Il y a un mois
Arca Lewis
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Il y a un mois
Gottesmann Pascal
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Il y a un mois
Arca Lewis
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Il y a un mois