Fyctia

Nina venait de partir pour trois jours de séminaire à Genève, elle ne rentrait que mercredi soir. J’ai donc encore fait une halte au Memphis pour une cure de poulet croustillant, sans doute de pauvres bêtes élevées dans des hangars sans lumière et tuées après trente-cinq jours d’existence à peine. Je m’en foutais. De même que je m'en foutais que mon livreur Uber Eats ou Delivroo soit un sans papier avec une famille à nourrir en Algérie ou au Sénégal. De toute façon, la plupart du temps je faisais comme ce soir-là, j’allais chercher ma nourriture moi-même dans un des restaurants des Black Swans.

En attendant ma commande, je consultais mes notifications, adossé contre le muret de la terrasse, noyé sous les bavardages des clients attablés, et asphyxié par leurs vapoteuses. Beaucoup de culture du vide, pas grand-chose de personnel, que ce soit sur mes applis ou dans les conversations qui me parvenaient aux oreilles. Un seul message m’a intrigué, car il provenait de la meilleure amie de Nina. Il était rare qu’elle me contacte directement, à part quand il fallait faire un cadeau ou une fête surprise pour Nina.

De : Juliette Marianni

• Coucou Arthur ! Désolée de t’embêter mais je crois que tu as les compétences nécessaires pour répondre à ma question. On est plusieurs à avoir remarqué une grosse baisse de la visibilité des posts LGBT sur Insta ces derniers temps. Tu sais quelque chose là-dessus ? Est-ce que Meta pourrait censurer nos posts sans le dire ?

J’avais envie de lui répondre que je bossais pour WOLF, pas Meta. Alors ce qu’ils font avec leurs algo je n’en savais rien du tout. Mais bon, c’était la BF de Nina, donc je m’efforçais toujours d’être sympa avec elle.

Re : Arthur Breton

• Salut Jul. C’est possible qu’ils filtrent par hashtags, c’est ce qu’ils font généralement pour les contenus "sensibles" genre l’avortement. Mais je ne vois pas pourquoi ils auraient fait ça pour vous et surtout en douce.

Une demi-douzaine d’idées de fake news mesquines sur le concurrent de WOLF me venait déjà en tête.

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Je me tapotais mentalement les doigts à la Monsieur Burns sur un « excellent ». La soirée s’annonçait productive pour Pénélope d’IthAQ.

Je trottinai rapidement jusque chez moi avec mon sac de volailles crevées baignées dans l’huile de tournesol en provenance d’Ukraine – du moins de ce qu’il en restait. Je n’ai lu la réponse de Juliette qu’une fois à table, un tender couvert de sauce au cheddar dans la bouche.

De : Juliette Marianni

• Merci Arthur ! Je ne voudrais pas paraître parano, mais il n’y a pas que moi qui le dit. Ça grogne beaucoup dans les asso et pas qu’en France. Tu n’aurais pas un moyen de vérifier les algorithmes d’Insta ? Il n’y a pas des tests possibles pour les développeurs ?

Vérifier la priorisation des contenus sans être interne à Meta ? Impossible. Uniquement par des moyens détournés, depuis Meta for Developers, en utilisant des bots ou une API Marketing pour tester la visibilité de différentes publicités en fonction des mots clefs. Utiliser plusieurs comptes, lâcher des hashtags potentiellement problématiques, et ensuite regarder les statistiques des consultations et des interactions. Si je voulais l’aider – je dis bien si – ça allait me prendre un temps fou.

Ça me saoulait, mais je n’osais pas dire franchement non.

Re : Arthur Breton

• DSL je travaille pas pour Meta. Tout ce que je peux faire c’est essayer de repérer des signaux qui indiqueraient un filtre. Mais je te préviens j’en ai pour plusieurs jours large

Après lui avoir répondu, j’ai consulté son profil Instagram. Effectivement, en comparant avec ses publis de l’été, les likes sur ses posts automnaux avaient diminué considérablement. On atteignait péniblement le quart de l’activité estivale. Je constatais de légers rebonds sur ses photos qui ne mentionnaient ni sa relation lesbienne avec Jade (sa copine), ni ses activités militantes auprès des associations LGBTQ+ de Strasbourg.

Machinalement, j’ai cliqué sur sa story, bien que je ne puisse pas en faire grand-chose. Juliette avait relayé un extrait vidéo qu’elle avait simplement sous-titrée « STOP aux TERF ». Un message politique bien plus soft que le sulfureux titre original qui scandait :

• Dérapage transphobe de la présidente de SFF, Calypso Morales 😡😡🤬

J’ai cliqué, bien sûr. Qu’importe le contexte lorsqu’on est prêt à s’offusquer.