Fyctia
3.4. Doubles identités
Quand j’ai obtenu le poste de chargé de projet fact-checking j’étais seul. WOLF était alors en pleine expansion. Entre les investissements publics et les fonds privés, le pognon rentrait de partout, alors Wolfgang a créé trois autres postes et placé cette nouvelle équipe sous la tutelle de Vincent. Une partie de mon animosité contre lui venait du fait que j’étais totalement autonome pendant mes premiers mois dans la boîte, et d’un coup je me retrouvais avec un chef aussi con que beau gosse.
Dès qu’on l’a vu débarquer, on a filé droit jusqu’à la salle vitrée au fond de l’étage, près de la sortie de secours – les architectes ont un sens de l’humour douteux. Un tapis en faux gazon vert clair accompagnait le bardage en tasseaux de bois du mur porteur et le faux lierre de la cloison. Une sorte d’allégorie de la forêt, mais qui chlinguait le plastique et les COV même trois ans après la construction des locaux.
Vincent a claqué son thermos sur la table. Quand il ne s'installait pas au premier étage avec ses petites amies du service financier, il amenait sa propre boisson, ainsi cela lui évitait de venir nous parler à la machine à café.
— Rassurez-vous messieurs, nous n’en aurons pas pour plus de vingt minutes. Vous allez très vite retrouver vos claviers pour jouer aux nerds, annonça-t-il avant même que l’on soit assis.
Il alluma l’écran plat de la salle. Il fallut deux secondes supplémentaire pour que sa tablette y soit connectée.
— Voici la nouvelle interface conçue par les gars du R&D à la demande de Wolfgang. Elle entrera en vigueur le lundi 6 janvier 2025. Cela vous laissera le temps de décuver votre Saint Sylvestre, le boss a tout prévu.
— Tu en sais un peu plus sur sa décision ? finit par lâcher Titouan.
— Aucunement. Il s'est contenté de nous donner sa feuille de route. Pour vous, rien ne change.
— Rien ne change ? Tu plaisantes ? s’effara Matis.
Vincent croisa les bras d'un air contrarié fort dédaigneux pendant que mon collègue expliquait :
— On est à 80 millions d’inscrits, ça fait 10% à peu près de la population européenne. En janvier, on peut potentiellement se retrouver avec 10% de la planète à gérer. Quasiment un milliard de comptes.
— T’enflamme pas non plus, souffla Jibril.
— Matis a raison, objectai-je. On va devoir reconfigurer tous les algorithmes.
— Tout à fait. Mais Wolfgang exige que l'on donne priorité aux nouveaux pays de l'accès premium.
Il extirpa de son sac à dos trois livrets épais qu'il fit glisser jusqu'à Titouan en bout table. Je jetai un œil à celui du haut de la pile. À côté du logo de WOLF trônait un tampon de ministère des affaires étrangères françaises et plusieurs sigles en langue arabe. Jibril l'attrapa pour le feuilleter.
— J’ai déjà reçu trois cahiers des charges : Qatar, Tunisie et Liban, nous éclaira Vincent.
— Attends une minute ! On va vraiment enregistrer les pièces d’identité de personnes qui vivent au Qatar ? Genre c’est pas un pays où les droits des femmes sont restreints et les homosexuels condamnés à mort ? protesta Titi.
— Oui, et ? Tu n’es ni une femme ni un homo que je sache. En plus le fonctionnement de WOLF reste le même : ces données sont privées. Si un état les veut, il doit obtenir un mandat d’Europol, aucun risque qu’ils en obtiennent.
— Ça va nous demander un boulot de malade et tu dis que rien ne change ? s’insurgeait Matis.
— Et ce n’est que le début… marmonnai-je.
— Une charge de travail plus importante, ce n'est pas ce que j'appelle du changement. Quelques heures sup ne vont pas vous tuer.
Son sourire de requin me donnait envie de lui coller mon poing dans la figure. Ce que je n'ai évidemment pas fait.
Vincent était un sale con. Et même si j'ai changé les prénoms dans ce livre, je sais que s'il passe par là il se reconnaîtra. Je n'étais pas le seul à vouloir lui démonter le portrait. Il me semblait clair que ça démangeait Matis aussi. Je l’ai vu baisser la tête et agripper ses cheveux à peine assez longs pour qu’il y parvienne. Matis était un gars très calme, normalement, je me répète. Plus que Jibril, plus que Titouan, plus que moi. Le voir dans cet état m’a réellement étonné.
— Vous trouverez sur le cloud tous les documents techniques nécessaires. Je vais également vous faire imprimer les consignes de normalisation et les dossiers juridiques. Nous allons devoir bouquiner à l’ancienne.
— Nous ? Apprends à coder pour commencer. Tu serviras peut-être à quelque chose comme ça.
— Fais attention Matis. Je laisse pas mal couler, mais demain tu peux pointer à France Travail si j’en ai envie.
— On aura une augmentation ? intervint Jibril, probablement plus pour sauver la peau de Matis que réellement par souci de son compte en banque.
— Envisageable, mais pas dans l’immédiat. Wolfgang m’a demandé de rédiger quatre fiches de postes à faire valider par les RH et lui-même, afin de doubler vos effectifs.
Vincent toisa une dernière fois Matis. Le message était déjà très clair, mais il s’est senti obligé de tartiner encore sa mélasse de menaces.
— On va recevoir prochainement de nombreux CV. Alors si l’un d'entre vous déconne, on lui trouvera rapidement un remplaçant.
Je crois que si le speech de Vincent avait duré une minute de plus, Matis sautait par la fenêtre en l’emportant avec lui. Ou du moins il aurait essayé : on avait des vitres anti-défenestration. Les martyrs d’Orange-France Télécom auront bien inspiré les architectes.
17 commentaires
alsid_murphy
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Il y a 2 jours
Paige
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Il y a 18 jours
Leo Degal
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Il y a un mois
Gottesmann Pascal
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Il y a 2 mois