Fyctia
3.2. Doubles identités
J’ai compris, grâce au silence qui a suivi, où elle voulait en venir. Je me suis aussitôt renfrogné en tamponnant ma bouche avec la serviette. C’est une discussion que je ne voulais pas avoir, encore moins un matin à sept heures avant une réunion de merde. J’aurais dû comprendre que ma turlutte de minuit ne serait pas gratuite.
— On n’en a toujours pas discuté.
— C’est ton corps, il t’appartient. Moi je n’ai rien à dire, déblatérai-je dans un automatisme.
J’aurais voulu que mon ton soit moins sec, qu’elle soit convaincue de ma sincérité. Je le pensais vraiment, j’étais farouchement allergique aux différentes formes de pression sociale, il en existe de multiples entre deux partenaires de vie. Je ne voulais simplement pas parler de ça. Il y eut encore un silence, et j’ai cru à tort être libéré. Malheureusement, elle cherchait la confrontation.
— Oui, je sais, c’est ma décision. Mais quand tu partiras parce que mon corps sera différent, je n’aurai plus que mes yeux pour pleurer.
Je suis resté de marbre. Je me serais volontiers offert la médaille d’or du flegme pour cette prouesse, car intérieurement j’étais furieux. Furieux qu’elle me provoque, furieux qu’elle pense que j’allais me barrer et, je ne l’admets qu’aujourd’hui, furieux du sous-entendu que sa phrase impliquait.
— Arrête de raconter n’importe quoi, râlai-je en me terminant de boutonner ma chemise.
Sous ma hâte de quitter la salle-de-bain, on aurait pu sous-titrer : « le rat quitte le navire. » Un fabuleux exemple de lâcheté. Nina était autrement plus de courageuse que moi.
À Rouen, en 2019, elle aurait pu m’éconduire, tourner autour du pot, retarder l’échéance, proposer qu’on se revoit un autre jour ou qu’on discute en ligne, quoi que ce soit qui lui aurait permis de mieux me cerner avant de prendre le risque de se dévoiler. Mais non. Après m’avoir jaugé du regard pendant quelques secondes, plantés comme des idiots devant la façade de son hôtel, elle m’avait sorti de but en blanc « Je suis trans ».
Une fois l’information en ma possession, ça m’a paru presque évident, alors que cette éventualité ne m’était pas venue à l’esprit une seule fois de toute la journée. Elle était grande. Très grande. Plus grande que moi : un mètre quatre-vingt et quelques. Malgré sa voix douce et chaleureuse, elle avait un timbre inhabituel, assez grave, et un nez aquilin. Pour le reste, elle demeurait de loin la plus jolie fille qui se soit intéressée à moi. Toutes ses copines jalousaient ses cheveux, ils étaient absolument magnifiques : longs, blonds, soyeux et plein de reflets naturels. Sous la lueur des lampadaires normands rendue fébrile par mon brouillard éthylique, je ne voyais plus que ses lèvres ourlées si attirantes. J’avais envie d’y glisser ma langue, et mon pénis dans la foulée. Sur cette dernière pensée labélisée #balancetonporc, j’ai répliqué un : « Peu importe. » Elle m’a souri, avant de m’embrasser. La langue, c’était fait.
Aux antipodes de notre premier baiser torride sur les bords de Seine qui me revenait en mémoire à chaque fois que Nina évoquait sa particularité, je déposai un bisou furtif sur sa tempe en guise d’au-revoir pressé.
— À ce soir, vieille branche.
Ce surnom avait le don de la décrisper automatiquement.
Lors de notre première nuit ensemble, Nina m’a raconté qu'elle a choisi son prénom en référence à la petite-fille du professeur Samuel Chen (j’imagine que certains d’entre vous connaissent déjà la référence). Nina, enfin ma Nina, était très fan de la première génération de jeux Pokémon. Son goût pour les sciences est né de cette licence, et de ce gentil chercheur qui confie à un enfant la mission de remplir une encyclopédie zoologique à sa place. Elle estimait que c’était une honte que les joueuses de 1999 ne puissent incarner qu’un garçon. Il a fallu attendre cinq ans de plus et un reboot pour que Mademoiselle Leaf fasse son apparition. Et pourquoi le rival devait forcément être Blue, le petit frère de Nina, avec son caractère de merde ? Nina était beaucoup plus gentille, elle aurait fait une antagoniste fabuleuse, plus attachante que l’héroïne elle-même. Et à la place de trouver des boyloves avec Red et Blue sur Wattpad, on aurait vu des ships Nina X Leaf.
Bref. Parce que Nina est une ramure du grand Chen, je l’appelais vieille branche. Ça l’amusait. C’était affectueux, et en même temps, ça n’engageait à rien, sentimentalement parlant.
J’enfilais mes baskets à toute vitesse dans l’entrée, sans me préoccuper des lacets toujours noués. En face de moi, Kyle Broflovski se pinçait l'arête du nez en me lançant un « Dude, weak ». Quelle idée j’avais eu d’accrocher cette merde ! J’aurais mieux fait d’opter pour le poster qui sous-titrait : « The guys said that if I Don't confess my sins and eat crackers I’m gonna go to hell. » J’avais longuement hésité. Je craignais que cela me rappelle un peu trop ma famille.
8 commentaires
alsid_murphy
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Il y a 2 jours
Paige
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Il y a 18 jours
Gottesmann Pascal
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Il y a 2 mois