Fyctia

Il y a un truc qu’il faut savoir sur les réseaux sociaux : ils ne sont pas démocratiques. Ils ne sont même pas les alliés de la démocratie. Comme ils viennent majoritairement de la plus grande démocratie du monde – aska les États-Unis – on pense à tort qu’ils sont liés à la démocratie. C’est faux. J’étais encore en MPSI quand j’ai pigé ça. Il faut être sacrément naïf pour croire que la vérité et l’égalité se trouvent dans les réseaux sociaux. C’était pourtant le pari de Wolfgang. Il avait anticipé tous ces problèmes. Il a présenté son projet, qu’il avait initié avec sa fortune personnelle un an plus tôt, et obtenu une subvention conséquente de l’Union Européenne.

En six mois, WOLF était créé. Mais sa plateforme a bien failli faire un flop au démarrage en octobre 2022. À l’époque, le réseau n’avait convaincu qu’une poignée d’altermondialistes profondément anti-Musk ou qui en avaient assez de la propagande russe à peine voilée. Des gens comme Nina, par exemple. Ce qui dérangeait la plupart des autres, c’était l’absence d’anonymat. Pour s’inscrire sur WOLF, il fallait être citoyen de l’Union Européenne, et pour le prouver, il fallait entrer votre vrai nom et le numéro d’une pièce d’identité dans le formulaire d’inscription. Les autres utilisateurs n’y avaient évidemment jamais accès, vous pouviez prendre n’importe quel pseudo, ce n’était qu’une solution pour lutter contre les Yahoo Boys, les fermes à trolls et les usurpations d’identité. Sans grande surprise, ça a révulsé pas mal de monde. Ils voyaient la démarche comme du flicage (ça l’était). Ce qui a fini par convaincre petit à petit la population, c’est la liberté d’expression. Il n’y avait aucun mot interdit sur WOLF, ni aucune censure. Lorsque vous écriviez un message virulent en français, un avertissement apparaissait :

Attention, votre message enfreint probablement la loi n° 2020-766 du 24 juin 2020 sur les contenus haineux sur internet

Et c’est tout. Vous restiez seul juge de vos propos. Un clic, hop, c’était posté !

Bizarrement, la combinaison pièce d’identité et absence de censure a permis aux usagers de retrouver leur courtoisie du monde réel. Mieux que la magie de Disney : la magie de la pression sociale et du code pénal. Les chiffres parlaient d’eux-mêmes ; en 2024, 45% de cyberharcèlement en moins sur WOLF que sur les plateformes concurrentes. 60% d’insultes et de propos agressifs en moins. À peine 15% des utilisateurs se déclaraient frustrés, et ce quelles que soient leurs opinions grâce aux bulles de filtre. Il y avait des plaintes, bien sûr, mais pas tant que ça. Qui a envie de se faire chier à contacter le procureur de la République parce qu’un abruti nommé Kikilacrevette37 a utilisé le mot « nègre » dans un commentaire ? Pas grand monde. La plupart du temps, seules les menaces de mort ou d’attentat terroriste faisaient l’objet d’enquêtes de police approfondies avec mandat permettant d’accéder aux pièces d’identités de notre base de données.

J’ai fini par trouver une réponse de mon cru à envoyer à Nina :

• Je vais peut-être avoir une augmentation 🤑

Un mouvement brusque dans mon champ de vision m’incita à reposer mon téléphone et a relevé la tête. Vincent s’était redressé. Il passa comme une flèche sans que ses yeux cernés ne quittent l’écran de son Iphone.

— Réunion stratégique des chefs d’équipes dans une heure, nous annonça-t-il en se grattant nerveusement la barbe.

— Et tu veux que l’un de nous t’accompagne pour tenir ton stylet ? lança Matis.

Tablette sous le bras, Iphone fusionné dans le creux de sa paume, Vincent filait vers l’ascenseur. Il nous cracha sa réponse par-dessus son épaule.

— Rigolez tant que vous le pouvez. Demain matin on brainstorming le metaplan du dernier trimestre. Attendez-vous à pleurer les mises-à-jour.

— Ou à hurler à la mort. Aaaoooouuuuh !

Le cri de Jib résonna dans le flex office. La moitié des développeurs de la seconde équipe de Vincent se retournèrent vers lui, mi-agacés mi-amusés. La double porte métallique se referma sur notre très estimé manager. J’aurais voulu avoir une caméra pour vérifier qu’il ne nous adressait pas un doigt d’honneur depuis la cage d’ascenseur. Le loup – encore un – avait quitté la tanière, aussitôt disparu, les collègues ingé systèmes lancèrent sur leurs applis un enchainement de jingles WOLF jusqu’à générer une cacophonie de cris lupins à faire vibrer les murs.

9h30, la meute était bien réveillée.

C’était tout le paradoxe avec WOLF. Wolfgang Saint-Clair et les autorités européennes désiraient créer un réseau social moins toxique que les autres, mais son logo et son slogan dégageaient un truc sauvage.

Le loup est un prédateur, le premier prédateur de l’homme, avant qu’il ne le domestique. Wolfgang l’avait rappelé au lancement de WOLF. Puis il avait ajouté :

« L’homme a créé le chien. Et comme les chiens enragés mordent, l’homme recréera le loup. »

Le tout en allemand, bien sûr.

Ça donne envie, pas vrai ?