Fyctia

Ce 2 septembre 2024, je quittais les locaux vers 18h. Entre la vidéo du boss et l’annonce de Vincent, il était hors de question de faire du rab après avoir passé ma journée à configurer le machine learning de nos algorithmes pour qu'ils trient les informations sur George Soros.

J’hésitais à enfiler ma veste vu les températures estivales, quand mon portable a vibré dans ma poche de jean.

De : Nina Chen

• J’ai loupé mon train 😩j’attends le suivant. Tu peux manger sans moi, j’ai pris un pokebowl ❤️

Une journée de merde jusqu’au bout. J’étais privé de la seule compagnie qui me seyait.

Selon l’adage « à toute chose, malheur est bon », je pouvais au moins m’abstenir de manger bio. Je me suis arrêté au Memphis pour commander un NY hot-dog, une barquette de frites nappée de cheddar et quelques sticks de mozzarella. Mode gros tas totalement assumé. En attendant que ma malbouffe soit prête, j’ai salué quelques-uns de mes voisins attablés au diner d’un sourire courtois, couplé à un petit geste de la main tout aussi aimable, mais au degré de gênance suffisant pour que je me dépêche d’ouvrir Discord et regarde un flux de messages inintéressants sur les dernières sorties de jeux-vidéos. Dans des moments comme celui-là, je regrettais un peu mon choix de logement.

Nous habitions dans la tour Blue Krystal. En dehors du fait que l’immeuble se trouvait quasiment en face du siège de WOLF et que j’aurais pu aller bosser en pantoufles, c’est le nom qui nous a poussé à payer rubis sur l’ongle une agence immobilière hype pour nous loger dedans. Coup de bol, la moitié du bâtiment était occupé par une résidence étudiante, ça nous convenait mieux que l’équivalent senior de la Red Sky. Mais à force, j’ai fini par me lasser de croiser les petits BCBG de l’ECS. Je n’avais rien de plus précis à leur reprocher que leur condition humaine. Sale espèce que la nôtre.

J’embaumais la cage d’ascenseur des volutes graisseuses de mon souper. Je précise que même s’il y a seize étages dans la Blue Krystal, mon appartement se trouvait au troisième, j’aurais pu prendre l’escalier.

En me commémorant notre ancien logement, je me rends compte que son décor était aux antipodes de ma personnalité. Il était lumineux, ses baies vitrées n’avaient rien à envier à celles de WOLF. Les éclats du jour se reflétaient sur les murs blancs et les miroirs que Nina avait accroché. La cuisine équipée étincelait d’un faux marbre nacré ; ce n’est pas nous qui l’avions choisi, on l'a acheté comme ça. Idem pour le parquet en sapin clair. Un petit bout de paradis. Une illusion, plutôt. J’avais quand même accroché un poster de South Park près de la porte d’entrée pour donner le ton.

J’ai jeté mes clefs sur le plan de travail à côté de mon concentré de cholestérol dans son sac kraft et me suis empressé de fermer tous les rideaux. Le retour de Nosferatu dans son donjon. J’ai allumé la télévision qui était restée sur CNEWS. Nickel. J’y trouvais parfois des sources d’inspiration. Il y avait un petit côté exaltant à me demander si j’allais tomber sur une séquence qui pousserait l’Arcom à leur coller une nouvelle amende. Face à l’info : une église qui brûle, baisse du niveau scolaire, un gendarme décédé, une petite fille écrasée par un motard et Vladimir Poutine. Sympa la liste des triggers warnings. Et bon appétit bien sûr !

La voix de Christine Kelly m’endormait déjà tandis que je déballais mon diner. Comme je ne suis pas mono-tâche, j’ai ouvert Breitbart News sur ma tablette en navigation privée, histoire de me stimuler un peu avec leurs infox. Ils étaient encore à s’acharner sur George Soros, décidément. Je ne sais pas pourquoi j’avais eu l’espoir fou d’échapper plus de trente minutes à l’idée obsessionnelle que les juifs dirigent le monde. J’ai enchainé avec Infowars tout en picorant mes frites. Le site était alors au bord de la liquidation, donc pas grand-chose à me mettre sous les dents, hormis mes frites.

J’avais englouti mon triple condensé de lipides, je savais que je serais bon pour prendre un gaviscon dans l’heure suivante, mais une nouvelle fringale me faisait lorgner le frigo. Inutile d’espérer quoi que ce soit de fat ou de sucré, Nina avait géré les dernières courses. Les quatre mousquetaires de CNEWS m’ennuyaient à mourir, je tournais comme un lion en cage en me remémorant l’annonce de Wolfgang… Je n’avais pas envie de regarder une série Netflix, ni d’allumer la PS5, ni de commander un deuxième repas par Delivroo. J’avais envie… non, j’avais BESOIN d’évacuer.

J’aggripai ma gourde par le goulot et me dirigeai d’un pas décidé vers le bureau. Les rideaux de la pièce étaient déjà tirés. J’ai allumé la lampe sur pied plutôt que le plafonnier. Sa lueur blafarde éclairait la petite étagère d’angle placée derrière, à peine assez large pour supporter deux cadres photos. À gauche, Pikachu with Grey Felt Hat, une carte de jeu promotionnelle distribuée au musée Van Gogh et inspirée de l’autoportrait du peintre. À droite, un cliché de Nina et moi sous les torii du Fushimi Inari Taisha. Vous visualisez forcément, c'est ce temple shinto avec 10 000 arches rouges près de Kyoto. Je n’aime pas qu’on me prenne en photo, j’ai cédé pour celle-là, pour faire plaisir à Nina. Mon sourire constipé ressemble à une grimace, il faut dire qu’entre les mèches blondes de Nina qui me chatouillaient les narines et les hautes chaussettes dans les tongs du touriste allemand qui avait accepté de jouer les photographes, j’avais ma dose de perturbation.

Et sur la table devant moi, deux ordinateurs. À gauche, mon Dell pro. Un 15 pouces puissant sur lequel j’ai collé un autocollant d’artikodin offert par Nina. À droite, un petit Acer bordeaux acheté d’occasion et payé en liquide dans une boutique de revente parisienne.

Le choix de Morpheus : tu prends la pilule bleue, pour rester dans ton rêve éveillé où tout va bien... dans le monde fantasmé par Wolfgang Saint-Clair. Ou tu prends la pilule rouge pour descendre au pays des Merveilles avec le lapin blanc.

J’ai ouvert le PC rouge, mais je ne m’appelais pas Alice. Moi, j’étais Pénélope d’IthAQ, celle qui défaisait la nuit son ouvrage de la journée.