Fyctia
1.1 Bienvenue dans la meute
J’ai changé de nom. Encore.
La première fois, c’était par choix. La seconde, par nécessité. Dans les deux cas, ce fut une affaire de survie.
Je ne sais pas par où commencer cette histoire, ou plutôt quand la commencer. Je crois qu’il me faut remonter au lundi 2 septembre 2024. Retour de vacances, pas pour moi mais pour les autres. Moi, je partais hors saison, en bon millenial childfree. Depuis le treizième étage de cette tour d’ivoire qu’était le siège de WOLF, j’en contemplais une autre, pressé d’y retourner. Noire celle-là, l’une des Black Swan. La Presqu’île de Malraux en pleine mutation commençait à ressembler à un échiquier géant. Le techno-fascisme frappait aux portes du vieux continent, avec pour dernier rempart une bande de geeks surpayés par une société qui s’appelait WOLF. Sérieusement… WOLF. Si les loups ne sont pas entrés dans Paris comme le chantait Serge Reggiani, ils se sont bien implantés à Strasbourg.
Je crois que c’est cette pensée prémonitoire qui m’occupait l’esprit quand l’un de mes collègues s’est mis à brailler :
— Vous avez-vu ? Les nazis sont revenus en Allemagne ! L’AfD a gagné les élections de Thuringe.
— Pitié, Jib… Il n’est même pas 9h, quoi. Pas de point Godwin un lundi matin de rentrée comme ça…
— Eh, c’est ton créneau la politique, non ?
— Pas quand je suis devant la machine à café.
Inutile de me retourner pour suivre leurs dialogues, je reconnaissais chacune de leur voix.
Le grand lanceur de débat stérile, c’était Jibril, data engineer. Il travaillait en étroite collaboration avec Matis, data analyst. Si j’étais parfaitement honnête dans mon cynisme, au lieu d’être l’hypocrite autruche que j’ai toujours été, je devrais dire que Jibril travaillait pour lui. Raison pour laquelle Jib l’asticotait plus que les autres. Et s’il le chambrait à propos de la politique en particulier, c’est parce que Matis était chargé de la régulation des contenus partisans pendant les campagnes électorales.
Après les cas d’ingérences russes dans plusieurs élections occidentales, dont la plus connue est bien sûr celle de Donald Trump en 2016, l’une des promesses faite par WOLF à l’Union Européenne en matière de protection de la souveraineté des peuples du vieux continent était de s’assurer que le temps de parole accordé aux candidats serait équitablement réparti, comme dans les médias traditionnels. Pour cela, il fallait un algorithme égalitaire, qui ne filtrait pas le contenu politique en fonction des préférences des utilisateurs, contrairement aux publicités, mais bien les mêmes posts, des mêmes partis, sur les mêmes thématiques, pour tout le monde et au même moment. Il était de corvée à chaque élection, autant vous dire qu’il a grandement apprécié la dissolution imprévue de l’assemblée nationale française du 9 juin 2024. Il passait littéralement ses nuits au bureau. Jibril lui avait suggéré de se faire installer une chaise percée et une perfusion de caféine en intraveineuse. Il devait en plus se coordonner avec les autres antennes de WOLF en Europe, toujours pour éviter les ingérences, y compris au sein de l’U.E.
J’attendais, amorphe, au milieu de leurs caquetages, que mon café refroidisse. Les températures extérieures se croyaient encore au mois d’août, pas du tout un temps à boire un cappuccino brûlant. Je ne sais pas ce qui m’a pris de jouer au barista plutôt que de me contenter d’un verre d’eau aromatisée. L’horizon bleu conservait des allures de vacances, quelqu’un allait forcément proposer de déjeuner sur la terrasse et de se faire livrer des bières. Probablement Jibril. Je l’entendais ricaner dans mon dos.
— Tu as laissé ta bonne humeur dans ta valise ? Un problème avec Linh, peut-être ?
— Et à part ça, tes vacances à Ibiza ? éluda Matis.
— Croatie, man. Les meilleurs clubs du monde sont là-bas.
— Au printemps tu affirmais que c’était Dubaï. Ensuite tu as déclaré vouloir revenir aux « valeurs sûres et rétro » avec Ibiza. Maintenant c’est la Croatie. C’est quoi ta prochaine escale ?
Une réplique d’un nouvel interlocuteur : Titouan, notre DPO, pour Data Protection Officer, et notre référent en cybersécurité. Tous les services en avaient un attitré. Un excès de zèle que je jugeais inutile, nous étions tous à la pointe sur le sujet.
— Je sais pas. Mais toi, je parie que tu as été voir ta mamie en Normandie ? ricana Jibril.
— On hésite à acheter sa maison en viager, avant qu’elle soit placée en maison de retraite. Comme Cécile peut télétravailler trois jours par semaine, elle insiste toujours pour qu’on prenne une résidence secondaire à la campagne.
— Tu m’étonnes, après l’enfer du Covid, commenta Matis entre deux vannes de Jib.
— Genre Strasbourg-Dieppe tu crois que c’est viable ? Tu comptes y aller en hélico chez ta p’tite mamie ?
— Non, je me voyais plutôt prendre un poste sur Paris…
J’entendis à peine la fin de sa phrase, Titouan s’étranglait de ses propres mots.
L’ambiance dans la boîte se voulait relax, en apparence. Flex office dans plus de la moitié des services, bureaux en style factory avec verrières de trois mètres, murs en fausses briques, tables en bois, guirlandes à LED jaunes pour le côté cosy, salle de sport au quatrième, babyfoot au douzième, plantes en pot et De’Longhi Rivelia à tous les étages. Mais difficile de conserver l’esprit start-up quand on dépasse les 600 employés. Le mythe du « on est tous potes » ne tient plus la route face à la légion de stagiaires prêts à se battre jusqu’au sang pour rester au jardin d’Éden avec une requalification en CDI, et presque le triple de candidats sortis des grandes écoles en train de faire la queue devant la société pour « entrer dans la meute ». Dire qu’on envisageait de quitter la tanière pour prendre un autre job, ça faisait mauvais genre. Autant directement claquer la porte en dressant deux doigts d’honneur et en hurlant : « je vous emmerde bande de cons ! » Pas la peine d’espérer une lettre de recommandation après ça.
— C’est que… j’y tiens à la maison de mamie, finit-il par marmonner.
— T’es vraiment trop sentimental, Titi. Et t’écoutes trop ta meuf aussi, se moqua Jibril.
Je devais bien lui reconnaître ça à Jib, il savait détendre l’atmosphère. Titouan retrouva le sourire.
— On ne peut pas tous être des serials lovers qui arpentent les boîtes de nuits le vendredi soir.
— Eh, t’es pas le seul à rendre visite à tes grands-parents . C’est juste que les miens habitent plus loin.
— Tu assumes ta vie de dépravation devant eux ?
— Moyen. Ils ne comprennent pas pourquoi je suis toujours célibataire à trente-deux ans, ils veulent organiser un mariage arrangé au bled. Mes parents ont beau leur répéter qu’en France ça ne se fait pas et qu’il n’y a pas de problème, ils insistent.
— Autres temps, autres mœurs, conclut Matis. Et toi Arthur, ton week-end ?
J’espérais secrètement qu’ils m’avaient oublié.
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alsid_murphy
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Mikazolinar
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Arca Lewis
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