Fyctia
Chapitre 8 — Safae (2)
— Je te présente le classement général de l’ESS !
`Son ton grandiloquent ne me dupe pas : son cynisme déborde de tous les côtés. Il s’assure que je tiens sans son soutien avant de me lâcher pour s’enfoncer dans la pièce. Il m’observe puis pointe son nom, dans la deuxième moitié de la liste. Son visage trahit sa déception.
Je connais mon meilleur ami. Il déteste les faux-semblants. Je préfère poser ma question directement :
— Est-ce que tu as honte de ton classement ?
— Je fais de mon mieux, Safae. Je bosse comme un taré pour y arriver. Je te le jure !
Sa voix se brise sur les derniers mots. Damian est un bourreau de travail, il n’a jamais ménagé sa peine pour aider à la forge. Je l’ai vu tant de fois manipuler les lourds outils dans la chaleur et dans le bruit ! Il a grandi en martelant le fer aux côtés de son père, a toujours participé à la fabrication des armes pour le palais. Il a depuis longtemps l’habitude de s’en servir. S’il est classé si bas, ce n’est certainement pas faute de se donner les moyens.
Inconsciemment, je cherche un autre nom. Je le trouve tout en haut, bien sûr.
Koffi Aurelius.
Depuis combien de générations ce nom de famille domine-t-il la liste des étudiants, ici ?
Damian remarque mon silence et la direction qu’a suivie ma curiosité. Son ton m’agresse quand il crache :
— Voilà, tu commences à mettre le doigt sur ce qui ne va pas, ici.
— Tu veux dire quoi ? Que l’Héritier ne mérite pas son classement ?
— Je… j’ai déjà entendu des gars se plaindre de différences de traitement pour certains. Pour lui… je ne sais pas.
J’aime la franchise de Damian. Il ne laissera jamais sa colère flouter son jugement. Il cherchera toujours la vérité pour ne pas la bafouer. Je sens que ça lui fait mal au bide de l’avouer, mais il ajoute :
— C’est un sacré combattant. J’ai assisté à certains de ses duels. J’ai même eu l’occasion de me battre contre lui, une fois. Il est puissant et efficace. Ce type est une arme humaine.
Il a dû sacrément maîtriser ses gestes pour si peu me meurtrir, alors. Son premier coup était le plus douloureux. Je soulève mon t-shirt et observe ma peau : elle s’est marbrée d’un bleu qui tire sur le vert. Mon ventre me fait encore un peu souffrir, mais je tiens déjà debout. Quant à son coup de pied à l’épaule, il m’a plus déstabilisée que blessée. Après ça, il s’est contenté de me restreindre, de me soumettre. Est-ce parce qu’il a eu pitié de mon manque de force ? Est-ce qu’il s’est adapté à mes faibles capacités ? Je ne sais pas si je dois le remercier de s’être abaissé à mon niveau ou le détester pour avoir montré à tout le monde à quel point m’écraser était aisé.
Lassé de mon silence, Damian pointe le mur du doigt sans me quitter du regard.
— Tu ne remarques rien ?
Je consulte l’écran encore une fois. Un nouveau nom se déplace. Qui contrôle les informations ? À quelle fréquence ? J’aimerais savoir si chaque duel est évalué en fonction d’un nombre défini de points, si leur coefficient équivaut ceux des cours de Gestion des Ressources ou de Manipulation et Rhétorique, par exemple. Connaître mes chances. À force de contempler tous ces noms, je finis par voir une évidence qui m’avait échappé : tous ne sont pas écrits dans la même couleur.
— Tu fais allusion au choix du pourpre pour noter les meilleurs étudiants, et du brun pour ceux qui s’en sortent un peu moins bien ?
— Non, Safae. C’est le pourpre pour les Élites et le brun pour les Simples.
— Mais…
Je ne comprends pas. À part vers le milieu du tableau, où un ou deux noms bruns dont celui de Damian s’évadent au milieu des pourpres, la séparation entre les deux est nette.
Les Élites dominent le classement.
— C’est toujours ainsi. Tu peux faire ce que tu veux, tu n’atteindras jamais le haut de la liste. Ils ont trop d’avance sur nous.
— Pourquoi nous démarquer ? L’École est supposée représenter le lieu où toutes les différences sont lissées !
— Ils disent qu’ils en ont besoin pour leurs statistiques. Je n’y crois pas du tout. Ils ont choisi deux couleurs proches pour éviter de trop souligner notre écart, mais au fond ils préfèrent qu’on n’oublie jamais d’où on vient. Comme si on pouvait y parvenir…
Si Damian a raison… un poids se loge au fond de mon estomac. Est-ce que l’avance intellectuelle que mes parents m’ont donnée vis-à-vis de mes camarades Simples suffira ? Est-ce que je peux encore envisager de m’élever au-dessus de ma condition, comme j’en ai toujours rêvé ?
La lumière des fenêtres placées en hauteur atteint difficilement le bas du tableau. Les deux derniers noms ajoutés sont à peine visibles. Je m’approche et caresse le mien du bout des doigts. La liste me semble immense, de si près.
Vers le milieu, les deux couleurs côte à côte renforcent mon sentiment de désespoir. Leur pourpre resplendit, éclatant. Il me rappelle les bannières qui décorent les murs de l’école, ils sentent la noblesse et le luxe. Le pouvoir. Par comparaison, le brun de mon nom me ramène à la terre et à la saleté, à la poussière qui s’accumulait dans les coins de ma maison quand mes parents étaient trop fatigués après leur journée de labeur pour s’occuper de leur intérieur.
De la base de la société à la base du tableau, les Simples sont toujours inférieurs.
Je refuse de m’assimiler à ce futur de stagnation, sans éclat. Je refuse cette vie sans couleur.
Je me le promets : la prochaine fois que je viendrai ici, mon nom aura grignoté le fossé.
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Kenza | Fyctia
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Eva Boh
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WildFlower
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cedemro
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