Fyctia

— Sissy ?

La voix douce de ma collègue Noémie me fait sursauter. Elle se tient juste derrière moi et, trop concentrée sur mon téléphone, je ne l’ai pas entendue arriver.

— Oui ?

— C’est ton tour d’aller manger, ma pause est terminée.

Elle lance un regard suspicieux en direction de mon téléphone, toujours dans ma main faute de pouvoir le faire disparaître, avant de balayer la boutique des yeux. Aucun client, comme souvent à cette heure de l’après-midi. Je vois le sourire poindre sur ses lèvres et je sais d’avance ce qu’elle va me demander lorsqu’elle ouvre à nouveau la bouche.

— T’as rencontré quelqu’un ?

— Euh…

Comment lui expliquer la situation sans passer pour une folle -ce qu’elle pense sûrement déjà que je suis ?

Comment dire à une femme qui mène une petite vie classique que moi, à presque trente ans, j’ai pour seul bonheur quotidien de discuter de poésie avec des inconnus sur internet ? Pire, un inconnu en particulier ?

Parce que oui, j’avais fini par élucider une partie du mystère de la carte postale, malgré les remontrances d’Ana selon qui « savoir de qui ça vient enlève tout le charme du challenge ! ».

D’ailleurs, elle-même savait forcément son identité, puisqu’elle avait attribué les adresses aux différents participants. Mais elle avait refusé de me le dire.

C’était sans compter sur la magie d’internet. Tout le mois de janvier, les auteurs en herbe ont posté les douces lettres qu’ils avaient reçues sur les réseaux sociaux. Puis, le mouvement de groupe prenant de l’ampleur, nous nous sommes ensuite retrouvés à partager nos textes directement en ligne.

Et jamais de ma vie je n’avais ressenti une telle exaltation. Avoir enfin le courage de publier la poésie qui vit dans ma tête, lire celle des autres, se sentir comprise et intégrée, parfois même valorisée.

Ces dernières semaines, j’avais passé des heures les yeux rivés sur mon téléphone. Je ne lisais plus, je ne dormais plus, je ne pensais qu’à ça jour et nuit. Et c’est probablement ce qui m’a permis de remarquer un compte en particulier. Qui aime toujours mes publications, qui complimente mon écriture, et qui est contre toute attente le profil d’un homme.

Tom_Hvx.

Une photo de profil floue, en noir et blanc. Des textes à couper le souffle, dont le style et le choix des mots me rappellent beaucoup trop la fameuse carte postale.

Quelques échanges taquins par commentaires interposés.

Chaque jour la conviction grandissante en moi que c’était lui, l’auteur qui m’avait écrit. Et peut-être qu’en tant qu’amoureuse de la littérature, je suis beaucoup trop prompte à me faire des films, mais l’adrénaline ne quittait plus mon corps.

Je vivais ma petite aventure virtuelle dans ma tête jusqu’à ce matin. Où tout est devenu soudain très réel.

De : Tom_Hvx

J’espère que tu as bien reçu mes fleurs, et surtout que tu les as aimées.

Et, juste comme ça, tous mes soupçons sont devenus des faits. Et mon estomac s’est soudain rempli d’un millier de papillons, qui ne sont toujours pas partis à l’heure actuelle. Le petit bouquet minimaliste dessiné sur la carte postale, désormais posée sur ma table de chevet, prenait à présent un autre sens.

Je n’avais toujours pas répondu à son message.

— Alors, tu as rencontré quelqu’un ? me relance Noémie en riant, comme je la regardais avec un air probablement ébahi.

— Juste des amis en ligne, un genre de petit groupe d’auteurs, on s’entraide à écrire.

— Oh, ça a l’air super.

Je sens au ton de sa voix qu’elle se désintéresse instantanément de la conversation. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir, j’ai des dizaines de hobbies différents chaque année et aucun n’est jamais très passionnant pour ceux qui ne le partagent pas.

— Oui, c’est sympa.

Je lui souris avant de me lever et de descendre à la salle de repos pour prendre ma pause. Je réfléchis à ce que je pourrais bien répondre au message de mon inconnu, mais tout ce qui me vient à l’esprit me semble fade et stupide.

Est-ce-que les autres autrices perdent également leur plume, lorsqu’elles doivent écrire pour elles-mêmes ? Est-ce-que lire trop de romance me fait voir de la drague là où il n’y en a pas ?

Mon esprit s’embrouille dans les possibilités. Et mon manque d’estime me hurle que c’est impossible qu’une personne qui ne me connaît même pas m’apprécie d’une autre façon que platonique.

Et pourtant, cette petite voix dans ma tête me pousse à être un peu téméraire. Après tout, ce n’est que du virtuel, qu’est-ce-que je risque ?

A : Tom_Hvx

Elles étaient magnifiques. Je me sens redevable. Peut-être que je devrais

t’écrire un poème ?

Mon cœur bat la chamade lorsque mon pouce appuie sur la touche d’envoi.

J’ai à peine le temps de mettre mon plat dans le micro-ondes que mon téléphone me signale un nouveau message.

De : Tom_Hvx

Tu devrais. J’adore te lire.

J’ai l’impression d’avoir à nouveau treize ans et les jambes qui flageolent en allant demander à Steven de la 3eB s’il veut sortir avec moi.

Tout l’après-midi, les mots tournent dans ma tête et je suis distraite au travail. Je ne pense qu’à rentrer chez moi, me plonger dans ma petite bulle, et écrire. Enfin, je ressens ce feu qui anime la créativité, ce truc en plus qu’il me manquait pour que mon exutoire devienne quelque chose de concret.

Lorsque je m’installe dans mon canapé ce soir-là, les mots glissent seuls de mon esprit à mon clavier. Je n’ai qu’à fermer les yeux et me laisser envahir par l’euphorie de ces dernières semaines.

Et quand j’appuie sur « envoyer », je ne tremble pas cette fois.

Ta main

se tend vers moi

Tes yeux

caresse mon corps

Ta voix

déclenche un feu

Ton sourire

mon seul trésor

Lorsque je pose mon téléphone pour filer sous la douche, j’hésite à m’y noyer pour oublier l’audace dont je viens de faire preuve.

Si jamais j’avais mal interprété nos courts échanges et vu un flirt là où il n’y a que de la courtoisie, je préfère quitter le pays sans me retourner que d’affronter le vent monumental qui m’attend.

J’ai un nouveau message.

En pyjama, dans mon lit, mon chat qui ronfle à mes pieds, j’attrape mon courage à deux mains pour le lire.

De : Tom_Hvx

Tu l’as pas écrit pour moi. Tu m’as jamais vu sourire. Tu m’as jamais vu tout

court…

A : Tom_Hvx

J’ai imaginé. C’est comme ça que ça fonctionne la poésie, non ? On prend ce

qui existe, ce qu’on ressent, et on extrapole.

De : Tom_Hvx

… Tu as imaginé mon sourire ?

Je ne réponds pas tout de suite. Est-ce que je suis allée trop loin ? L’anonymat m’a fait pousser des ailes que je n’avais jamais soupçonné avoir.

Je n’ai pas le temps de réfléchir qu’une nouvelle notification apparaît.

De : Tom_Hvx

Je crois que tu me plais.