Fyctia

Pendant qu’Aurean était parti se changer, Millie s’activa à réparer les dégâts de la salle à manger. Il faudrait un certain temps pour que le tapis sèche, mais Estrella n’en concevait pas la moindre honte.

Après avoir terminé leur petit déjeuner, les autres convives s’égayèrent dans divers salons de la demeure. Installée dans une profonde bergère, la jeune fille passa l’heure qui suivit dans un état second, à tenter de comprendre comment elle avait pu employer une magie à laquelle elle n’avait jamais eu l’accès avec autant de maîtrise, sans même en avoir pleinement conscience. Elle répondit par monosyllabes aux questions de dame Ledelian. Au bout d’un moment, en voyant qu’elle n’obtiendrait pas d'explications claires, la préceptrice décida de la laisser en paix.

Estrella la regarda s’éclipser avec soulagement, puis baissa les yeux sur ses mains. Est-ce que la Lumière avait circulé sous sa peau en vagues jaunes ? Elle avait toujours cru qu’on pouvait la percevoir, comme une rivière de feu ou de glace. Peut-être avait-elle senti un léger picotement, mais il pouvait provenir de son imagination. C’était comme si son pouvoir avait agi de lui-même. La jeune fille essaya de se rappeler à quoi elle avait songé en ces moments-là. Oui, elle avait été tentée de prendre la carafe et de la verser sur la tête d’Aurean. Peut-être avait-elle jugé que le récipient était trop loin d’elle, qu’elle risquait de glisser entre ses doigts. Sans doute avait-elle visualisé, une fraction de seconde, l’eau qui tombait en pluie sur le garçon... mais ce n'était qu'une pensée rapide, sur laquelle elle ne s’était pas appesantie.

Estrella se renversa en arrière en soupirant. Encore une fois, elle fut frappée de l’ironie de sa situation. Pendant des années, elle n’avait été qu’une sorte d’infirme, et voilà qu’à présent, elle était considérée comme une prodige, à en croire la réaction de dame Ledelian !

La préceptrice lui avait expliqué que des usages spontanés de la magie n’avaient rien d'inhabituel, mais qu’ils survenaient généralement de façon moins éclatante. C’était d’ailleurs bien souvent comme cela que l’on découvrait les rares personnes dotées de dons magiques qui naissaient parmi les Ternes, hors des familles d’Héritiers. Ces manifestations pouvaient aussi prendre des aspects bien plus destructeurs. Ce n’était pas pour rassurer la jeune fille. Et si la fois prochaine, elle se laissait emporter et blessait quelqu’un ?

Estrella était toujours plongée dans ses pensées quand dame Ledelian fit irruption dans la pièce. La jeune fille sursauta. Depuis son aventure nocturne, tous les sons lui paraissaient plus forts, les sensations plus intenses, les couleurs plus vives. Ses sens exacerbés demeuraient en alerte, même quand elle se concentrait sur toute autre chose.

— Vos parents devraient être là demain matin, annonça la préceptrice. Je vous préviendrai quand j’aurai plus de nouvelles.

La jeune fille opina. Quand elle songeait à sa réunion avec ses parents, elle éprouvait des sentiments confus. Durant ces trois dernières années, leurs liens s’étaient inévitablement distendus. Elle avait ressenti de la déception et du ressentiment, puis une sorte d’indifférence résignée. Sa mère avait tenté de conserver la même attitude à son égard, comme si elle s’intéressait toujours à elle, mais son affection exubérante sonnait faux. Elle ne parvenait plus à dissimuler la gêne dans son regard. Estrella pouvait aisément prévoir sa réaction lors de leurs retrouvailles : Amée d’Outremont montrerait un bruyant enthousiaste et verserait sans doute quelques larmes. Sa sœur l’imiterait, comme en toute chose. La jeune fille n’aurait qu’à patienter jusqu'à la fin de leurs manifestations éplorées, et les choses reprendraient leur cours normal – aussi normal qu’elles pouvaient l’être après les trois ans qu’elle avait passés en tant que l’embarrassante Estrella l’Incolore.

Pour son père… Elle n’en savait rien. Après la déchirante révélation de son état, elle s’était attendue à ce qu’il la soutienne, envers et contre tout : ils avaient toujours été proches et, contrairement à son épouse, Francis d’Outremont se préoccupait peu de ce que l’on pouvait penser de lui. Malgré tout, son père avait adopté presque aussitôt, une attitude distance, qui l’avait blessée presque plus que la découverte de son « infirmité ». Elle avait tenté de se persuader que c’était dû au choc, et qu’il reviendrait à de meilleurs sentiments quand il aurait surmonté cette pénible réalité. Elle s’était hélas trompée.

C’était Francis qui avait décidé de la placer à l’écart du reste de la société des Héritiers, sous prétexte de la protéger du regard des autres. Pendant ses brèves visites, il s’était toujours tenu sur sa réserve, comme gêné par sa présence. Elle avait pris cela pour de la honte et avait commencé à nourrir à son encontre un ressentiment bien plus sévère qu’envers sa mère. Sa colère vers Francis, bien que froide et réprimée, était aussi profonde que la confiance qu’elle lui avait témoignée.

Elle avait compris à présent combien il l’avait trahie. Pas en l’isolant dans ce coin perdu – elle soupçonnait des motifs bien plus complexes qu’une simple affaire de fierté – mais en lui cachant la vérité sur son état. Estrella n’avait jamais été Incolore, elle en était désormais certaine, tout comme elle était persuadée que son père avait toujours su que sa Lumière était scellée. Pourtant, il avait gardé le silence et l’avait laissé passer l’épreuve humiliante de sa comparution devant les précepteurs de l’Académie.

Quand Francis d’Outremont arriverait à Gallantide, elle l’obligerait à avouer tout ce qu’il savait. Ce n’était qu’à ce prix qu’ils pourraient réparer leur relation – si c’était encore possible.

Pendant qu’elle se laissait happer par ces réflexions, Estrella écoutait d’une oreille dame Ledelian.

— Il y aura beaucoup à faire à votre retour à Reylissane, poursuivit la préceptrice. Pour commencer, il faudra s’occuper de votre entrée à l’Académie des Sept couleurs – il est hors de question de laisser votre potentiel dans un état brut ! Si vous n’apprenez pas à contrôler vos dons…

— C’est préférable ! Sinon, il risque d’y avoir des conséquences plus graves qu’un tapis mouillé ! déclara une voix nouvelle.