Fyctia

Tout le monde avait été rassemblé dans le petit salon mauve, où Estrella avait dû écouter un sermon de la part de madame Maysie. La gouvernante lui avait longuement reproché son attitude inappropriée – même si leurs deux visiteuses lui semblaient des personnes convenables et qu’elle ne les mettait pas en cause. Une fois sa réprimande terminée, elle demanda à Millie de leur servir le thé.

Jamais Estrella ne s’était trouvé dans une situation aussi insolite : madame Maysie, encore revêtue d’un peignoir à froufrous, recevait à trois heures du matin dame Ledelian de Veyre préceptrice de l’École bleue de l’Esprit. La gouvernante persistait à croire qu’elle s’entretenait avec l’ancienne cuisinière des Trente, quand bien même la visiteuse avait radicalement changé d’apparence. Elle ne s’était même pas offusquée de voir la personne qui l’accompagnait garder son capuchon, ce qui défiait toute convenance.

La jeune fille portait toujours sa chemise de nuit sous son manteau maculé de boue. Elle écoutait d’une oreille les conversations insignifiantes qui fusaient autour d’elle, en réprimant une impatience croissante. De temps à autre, elle lançait un regard inquisiteur vers dame Ledelian. La préceptrice lui adressait un sourire par ci, un hochement de tête par là, comme pour l’enjoindre d’attendre encore un peu. Depuis son retour, Aurean n'avait pas reparu. Sans doute Sofie l’avait-elle déjà conduit dans sa chambre de fortune.

Au bout d’une demi-heure, la gouvernante étouffa un bâillement et déclara d’un ton ensommeillé :

— Eh bien, je pense qu’il est plus que temps de dormir ! Puis-je vous confier ces invitées, mademoiselle ?

Estrella resta un instant bouche bée avant de se reprendre :

— Bien entendu, madame Maysie, n’ayez aucune inquiétude, répondit-elle d’une voix tendue. Et… Sophie et Millie peuvent aller se coucher aussi.

— Oui, vous avez raison, mademoiselle Estrella. Il se fait tard. Passez une bonne nuit !

En silence, la jeune fille et ses deux visiteuses regardèrent la robe de chambre froufroutante disparaître dans le couloir. Estrella crispa nerveusement ses poings sur les pans de son manteau. Une goutte de sueur coula le long de sa tempe.

Avec les nouveaux mystères auxquels elle devait faire face, les questions menaient la sarabande dans son esprit. Qu’est-ce qu’une préceptrice de l’Académie des Sept couleurs pouvait bien faire à Gallantide ? Savait-elle que les garçons étaient restés emprisonnés dans la crypte ? Après tout, elle l’avait subtilement encouragée à suivre l’appel de la voix désincarné, en lui racontant l’histoire tragique de Bastian et Aurean.

Malgré tout, elle préféra garder ses interrogations pour elle-même, pour ne pas indisposer la visiteuse. Elle commencerait par l’écouter, en espérant qu’elle lui offrirait de véritables réponses, pas des contes de fées comme ceux qu’Aurean lui avait servis !

Dame Ledelian s’accorda une gorgée de thé avant de se tourner vers Estrella :

— Je vous remercie de votre coopération. Je suis désolée d’avoir dû user de telles méthodes, mais je n’avais pas vraiment le choix. Nous vous devons des explications.

Elle échangea un regard avec sa compagne, qui rejeta son capuchon en arrière, révélant une longue chevelure d’un azur profond.

— Je te présente Azura, Gardienne bleue de Lucid. Peux-tu nous conduire auprès du Gardien Aurean ?

***

Gardienne de Lucid ?

Gardien Aurean ?

Estrella demeura figée sur place, entre stupéfaction et incrédulité. La préceptrice de l’École Bleue était-elle en train de se moquer d’elle ? Dame Ledelian lui sourit avec un mélange de gravité et d’amusement.

— Tout cela doit faire beaucoup pour vous, Estrella – si vous permettez que je vous appelle ainsi… Malgré tout, je me dois de vous dire la vérité. Vous l’avez bien mérité.

Elle se leva d’un geste fluide pour s'approcher de la jeune fille et posa les deux mains sur ses épaules :

— Vous devez penser que nous vous avons infligé un lourd préjudice en vous interdisant l’entrée de l’Académie. À ce jour, cela a été mon plus grand regret. Malgré tout, je ne pouvais révéler que votre lumière avait été scellée, et mes collègues ne pouvaient la détecter…

Elle effleura du bout des doigts le front d’Estrella, qui sentit comme un léger choc à son contact :

— … et pourtant, elle est prodigieuse ! murmura la préceptrice d’un ton fasciné.

Estrella recula brusquement, se dégageant de l’emprise de la femme.

— Vous le saviez, et vous n’avez rien dit ! souffla-t-elle, les larmes aux yeux. Vous les avez laissés me traiter comme une Incolore !

Une sourde colère, née d’un profond sentiment de trahison, montait en elle. Après ces trois années d’exil, elle avait l’impression de s’éveiller dans un monde de mensonges et de coups bas, où plus rien n’avait de sens. La préceptrice baissa la tête :

— Nous n’avions pas le choix, Estrella. J’en suis navrée, je vous l’assure.

— Parce que vous n’étiez pas seule à être au courant ?

L’incrédulité rendait sa voix cassante. Elle avait été naïve de croire qu’elle n’avait pas été manipulée, comme les Ternes de sa maisonnée. De toute évidence, les gens en qui elle avait placé sa confiance s’étaient joués d’elle. Le personnel de l’Académie. Sa propre famille, même.

La jeune fille essuya machinalement ses yeux brûlants.

— Allez-vous-en, siffla-t-elle entre ses dents. Sortez de chez moi. Je ne veux plus rien avoir à faire avec vous !

Elle avança d’un pas, les poings crispés, prête à expulser elle-même la préceptrice et la créature qui l’accompagnait, qui n’était sans doute pas ce qu’elle prétendait.

Dame Ledelian recula légèrement, les deux mains levées en un geste apaisant :

— Je comprends votre réaction, Estrella. Mais si je suis ici, c’est justement pour vous offrir des explications. Ou préférez-vous rester dans l’ignorance ?

En dépit de son ton serein, elle laissait transparaître une autorité nouvelle. Droite comme une lame d’acier, la préceptrice posait sur Estrella un regard incisif, d’un gris métallique. Il semblait épingler la jeune fille comme un papillon au mur :

— Je vous promets des réponses. Plus même que vous en attendez ! Mais pour le moment, nous devons voir Aurean. Savez-vous où il se trouve ?