Fyctia

Estrella resta muette, assaillie de doutes : n’avait-elle pas fait entrer le loup dans la bergerie, en invitant les deux femmes dans la demeure ? Rien ne prouvait que dame Ledelian et cette étrange Azura ne nourrissaient pas des intentions néfastes envers le garçon qu’elle avait sauvé. Peut-être avaient-elles attendu qu’elle le fasse sortir de sa prison pour l’éliminer une bonne fois pour toutes…

Loin de la brusquer, la préceptrice et sa protégée observaient une patience exemplaire.

— Que lui voulez-vous ? demanda enfin la jeune fille d’une voix nerveuse.

Ce fut Azura qui répondit, d’un ton suppliant :

— Juste nous assurer qu’il va bien, dans un premier temps. C’est le plus important. Je vous jure que nous ne lui ferons aucun mal.

Estrella soupira : si elle n’obtempérait pas, sans doute les deux femmes avaient-elles d'autres moyens de parvenir à leurs fins. Son regard se porta sur le bracelet de lumière à son poignet : sans elles, elle ne voyait pas comment s’en débarrasser.

— Sofie a parlé d’une chambre au-dessus du cellier, révéla-t-elle à contrecœur. Je pense savoir comment on s’y rend. Si vous voulez bien me suivre…

Même si elle avait dû s’aventurer dans une partie de la demeure où elle n'allait jamais, elle arriva à retrouver le chemin. Ses invitées ne s’aperçurent pas des détours inutiles – ou, du moins, eurent-elles la courtoisie de ne pas les mentionner. Enfin, elle découvrit l’escalier, au bout d’un couloir sombre et étriqué. Il ressemblait plus à une échelle de meunier, qui menait à un minuscule palier sur lequel une seule personne pouvait tenir. Elle frappa contre le battant :

— Oui ? répondit une voix jeune et fatiguée.

— Il y a des visiteuses qui veulent te voir.

— Qui veulent me voir, moi ? s'exclama le garçon. Vous pouvez entrer, la porte n’est pas fermée !

Estrella tourna la poignée, poussa lentement la porte et jeta un coup d’œil dans la pièce : ce n’était qu’un réduit aux murs lépreux, meublé d’un lit de fer qui commençait à rouiller, d'une table de nuit et d'un tabouret. Sofie avait garni le lit de draps blancs et de couvertures neuves. Elle trouva Aurean assis sur le matelas, les bras serrés autour de ses genoux repliés. Il releva la tête en la voyant entrer.

— Je suis désolée, balbutia la jeune fille, confuse. J’aurais dû veiller à ce que tu sois mieux installé.

— Ne t’inquiète pas, répondit-il avec un sourire, ça me va très bien.

Dame Ledelian se fraya un passage dans la chambre et se campa devant le garçon, les mains jointes dans le dos, dans une posture qui rappelait son autorité de préceptrice :

— Comment osez-vous parler ainsi, Gardien ? déclara-t-elle en haussant un sourcil. Vous pouvez largement prétendre à un séjour plus en accord avec votre rang !

Les grands yeux d’or d’Aurean s’écarquillèrent. Aussi rapidement que sa lassitude générale le lui permettait, il sauta au bas du lit et s’avança vers la nouvelle venue avec un large sourire :

— Dame Ledelian… Que faites-vous ici… ?

Estrella sentit un poids se lever de ses épaules. Même si sa méfiance ne s’était pas totalement envolée, la réaction du garçon la rassura. La préceptrice se dirigea vers Aurean et se laissa tomber sur un genou, sous le regard stupéfait de la jeune fille.

— Gardien Aurean, déclara dame Ledelian d’une voix chargée d’émotion. Après ces deux longues années, nous ne pensions plus de vous retrouver en vie. Nous avons une dette immense envers mademoiselle d’Outremont, pour vous avoir sorti de ce piège où vous étiez emprisonné…

Aurean se frotta la nuque, rougissant légèrement :

— Relevez-vous, s’il vous plaît, dame Ledelian. Je dois en effet beaucoup à Estrella… et de plus...

Avant qu’il puisse achever sa phrase, un ouragan bleu se précipita vers lui ; deux bras pâles l’enserrèrent avec une vigueur désespérée.

— Aurean… sanglota Azura. Nous avons vraiment cru t’avoir perdu. La reine elle-même s'est résignée à te considérer comme... disparu...

La reine ? De qui parlait-elle ?

Un peu déstabilisé au premier abord, le garçon finit par rendre son étreinte à la jeune femme aux cheveux outremer :

— Azura, cela fait du bien de te revoir. Comment vont les autres ?

— Ils s’inquiétaient aussi ! Surtout Virdis. Elle pleurait tous les jours. Et Rufus t’a cherché partout… autant que cela lui était possible.

Aurean leva une main pour caresser avec maladresse les longues mèches d’Azura.

— Je suis désolé… Mais je suis là maintenant. Je vais bien… grâce à Bastian.

Quand il prononça le nom de son ami disparu, sa voix s’étrangla sous l’effet de l’émotion. Estrella contempla le duo en silence, un peu troublée. Au bout d’un moment, une douce lueur, bleue pour Azura et dorée pour Aurean, commença à émaner de leur corps. La jeune fille observa avec fascination le phénomène. Même si Lucid restait pour elle un simple mythe, son incrédulité commerçait à s’effriter :

— Alors… ils viennent réellement de Lucid ? souffla-t-elle.

La préceptrice, qui s’était relevée, opina gravement :

— Je sais à quel point cela peut vous paraître surprenant. Depuis que nous sommes enfants, on nous répète que les royaumes d’Ombre et de Lumière ne sont que des légendes. Même pour nous qui faisons partie des Héritiers et pour qui la magie représente une réalité quotidienne. Et pourtant, Estrella, je peux vous affirmer que tout est vrai. Les disques de pierre qui figurent dans les anciens temples de la Lumière constituaient bel et bien des portes vers Lucid, et les sept Gardiens de Lucid nous ont réellement fait don de leur Lumière. Vous avez devant vous Azura, la Gardienne Bleue, et Aurean, le Gardien d’Or. Des créatures mythiques qui existent depuis des siècles, voire de millénaires.

Estrella acquiesça, réduite au silence par l’assurance sereine de la jeune femme. Il lui fallut une bonne minute pour retrouver sa voix :

— Si c’est vrai… pourquoi nous fait-on croire que ce ne sont que de belles histoires tirées des livres de contes ? Pourquoi nous dissimuler ainsi la vérité ?

— Les Lucidiens sont censés avoir quitté ce monde et refermé les portes qui donnaient sur Erastria. Après avoir repoussé les ombres, ils ont accepté de nous laisser décider de notre propre destinée. Malgré tout, certains d’entre eux sont parfois revenus dans à Erastria, notamment à l’époque du Roi-Tyran Morregan. Même si nous ignorons quel a été leur rôle exact, le Haut Conseil de la Magie, qui a été créé après la chute de Morregan, a proscrit tout contact avec eux sous peine de condamnations sévères.

Le cœur d’Estrella manqua un battement :

— Vous voulez dire… qu’ils n’ont pas le droit d’être ici ? Et que si cela se sait, nous aurons des ennuis ?

Dame Ledelian opina avec un calme irritant :

— C’est cela même, Estrella.