Fyctia
L’éveil : La Couleur bleue
Estrella ne répondit pas immédiatement. Elle observa l’étrange duo, avant de se retourner, soudain inquiète : fort heureusement, le garçon ne l’avait pas suivie. Même avec deux ans de plus, la vieille femme l’aurait reconnu. Il aurait été compliqué de lui expliquer sa réapparition.
— Je vais bien, merci, murmura-t-elle enfin. Mais… que faites-vous ici ?
La cuisinière ouvrit de grands yeux innocents :
— Je vous ai aperçue de loin sur le chemin. J’ai toujours un logis un peu en dehors de la propriété. Je vous ai reconnue à vos longs cheveux sombres. J’ai bien tenté de vous rattraper, mais vous aviez disparu… J’ai eu peur que vous vous soyez subitement évanouie, et que plus personne ne puisse vous retrouver, comme maître Bastian et monsieur Aurean… J’ai été soulagée en vous voyant réapparaître avec un jeune garçon. Je voulais juste vérifier que vous étiez sauve !
La personne qui l’accompagnait s’avança et agrippa la grille de ses mains fines et blanches :
— Je vous en prie, laissez-nous entrer ! supplia-t-elle d’une voix mélodieuse, mais tremblante d’émotion.
Estrella fixa l’inconnue avec défiance :
— Et pour quelle raison ?
— Ce garçon qui était avec vous. Nous pensons qu’il peut s’agir de monsieur Aurean !
L’insistance des deux visiteuses rendait Estrella de plus en plus nerveuse. Elle devait se débarrasser d’elles, d’une façon ou d’une autre !
— Je suis désolée, rétorqua-t-elle, vous avez dû vous tromper ! J’ai bien cheminé avec un jeune homme aux cheveux blonds, mais je peux vous assurer que ce n’était pas monsieur Aurean.
La vieille femme se mit à rire doucement :
— Mon enfant… Je ne me souviens pas vous avoir dit que monsieur Aurean avait des cheveux blonds...
La jeune fille rougit de confusion ; comment avait-elle pu se laisser piéger de la sorte ? Pour se donner une contenance, elle resserra autour d’elle les pans de son manteau.
— J’ai dû le déduire de vos paroles.
L’inconnue poussa un léger cri de surprise :
— Votre poignet !
Estrella baissa la tête ; sa manche avait remonté, dévoilant le bracelet de lumière qui la marquait désormais. Elle referma la main sur son bras, dans une vaine tentative de le dissimuler, mais il était trop tard.
— Le signe d’une attache ! C’est bien la Couleur d’Aurean, poursuivit la femme encapuchonnée, incrédule. Comment est-ce possible ?
— La Couleur d’Aurean ? répéta Estrella.
La vieille cuisinière la toisa avec une intensité nouvelle :
— Laissez-nous entrer, je vous en prie. Nous avons des réponses pour vous !
Une voix revêche s'éleva soudain :
— Que voulez-vous à mademoiselle Estrella ?
Madame Maysie venait d'apparaître derrière son épaule. Pour une fois, Estrella se sentit reconnaissante de son intervention.
— Nous voulons juste lui parler, répondit la visiteuse avec courtoisie, mais fermeté. Je vous assure que nous ne lui ferons aucun mal.
— C’est vous qui le dites, rétorqua la gouvernante, toute ébouriffée dans son peignoir rose. Allez-vous-en, où je pars chercher le gardien.
Estrella réprima une grimace : elle doutait que le père Commo puisse les protéger de qui que ce soit. Madame Maysie espérait sans doute que la menace suffirait. Elle souhaitait elle aussi le départ des intruses, même si elle comprenait leur insistance. Cependant, la réaction des deux femmes à la vue de sa marque montrait qu’elles en savaient plus qu’elles ne voulaient le révéler. Peut-être pouvaient-elles lui apporter des informations bien plus fiables que celles d’Aurean.
La jeune fille les examina de nouveau à travers les barreaux du portillon. Son regard accrocha les yeux étincelants de la femme encapuchonnée. Celle-ci écarta un pan de son manteau, dévoilant un bras blanc et élancé. Une bande de lumière bleue encerclait son poignet délicat.
Le cœur d'Estrella fit un bond dans sa poitrine. La vieille cuisinière lui sourit. Soudain, sous sa peau fripée, passa une vague azur, qui s’étendait à tout ce qui l’entourait comme les flots d’une marée montante. La jeune fille sentit un léger picotement parcourir son corps. Jamais aucune Couleur de magie ne lui avait paru si nette, si intense. Elle avait le sentiment que jusqu’à présent, elle avait observé le monde à travers une vitre troublée. À présent, le verre avait volé en éclat. Elle contempla avec stupeur l’étrange phénomène, comme hypnotisée par la radiance qui l’enveloppait.
Quelqu’un la saisit par l’épaule, l’arrachant à sa fascination. Il s’agissait de madame Maysie, qui lui lançait un regard sévère :
— Allons, mademoiselle Estrella, je sais que vous avez les clefs ? Qu’attendez-vous pour ouvrir à nos invitées ?
Estrella se figea, stupéfaite par ce revirement. Elle comprit aussitôt quelle magie était à l’œuvre : la Couleur bleue, celle de l’Esprit. La vieille cuisinière dominait la volonté de madame Maysie. Une vague de colère la submergea. Elle savait par sa mère que l’usage de cette Couleur reposait sur une éthique draconienne. Le Haut Conseil avait imposé une série d’interdits qui encadraient de façon stricte son utilisation. Comment cette intruse osait-elle les braver, en manipulant l’esprit d’une Terne qui ne pressentait aucun danger, ni pour elle-même ni pour les autres ? La jeune fille sentit la crainte l’envahir. Peut-être que cette femme tentait de se jouer d’elle de la même manière ! Elle se reprit aussitôt : si elle avait été contrôlée, elle n’aurait pas nourri de tels soupçons.
— Je sais que ça peut paraître étrange, mais je vous assure que nous ne voulons que votre bien… et celui d’Aurean, insista la vieille domestique.
Sa voix avait changé : ce n’était plus le ton un peu chevrotant qu’elle avait entendu jusque-là, mais un alto profond et velouté. Au même moment, l’apparence de la cuisinière se brouilla, pour révéler brièvement celle d'une jeune femme brune qui lui sembla familière. De nouveau, ses souvenirs réprimés durant les deux dernières années revinrent à la surface :
Elle se tenait au milieu de la pièce vide ; seul le bruit de l’horloge habitait le silence. Un par un, les précepteurs des Sept Écoles défilèrent devant elle et posèrent une main sur son front. Leur toucher était froid, distant, indifférent. Cependant…
Elle se prit à regarder dans les yeux gris d’une jeune femme qui portait un uniforme masculin. Elle lui adressa un petit sourire triste, avant de s'éloigner pour laisser place à son successeur.
Quand elle était passée devant elle, la préceptrice de l’École bleue de l’Esprit savait déjà comment les choses allaient tourner pour la jeune fille. Elle possédait bel et bien les réponses dont Estrella avait désespérément besoin. Sans plus attendre, elle plongea la main dans la poche de son manteau, tira la clef et déverrouilla le portillon.
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Beatrice Aubeterre
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