Fyctia
L'éveil : Visite nocturne
La gouvernante poursuivit son discours, de la même voix plaintive :
— Je me suis levée pour boire un verre d’eau et j’ai vu la porte de votre chambre ouverte. J'ai jeté un coup d’œil… Vous n’étiez plus là ! J’ai décidé de vous attendre pour être sûre que tout allait bien, mais vous n’êtes pas revenue. J’ai réveillé Sofie et Millie, nous avons regardé partout, et vous vous étiez comme... volatilisée !
Perdue dans ce flot de paroles, Estrella renonça à s’expliquer. Derrière l’épaule de madame Maysie, elle apercevait les visages pâles des deux bonnes, les cheveux défaits, un châle serré par-dessus leur chemise de nuit. Madame Maysie elle-même était revêtue d’une robe de chambre d’un rose vif, agrémentée d’une multitude de volants.
La jeune fille se sentait partagée entre l’envie de rire et celle de pleurer. Elle attendit avec résignation que le flux se tarisse et que l’étreinte se relâche. Enfin, la gouvernante la libéra et recula de quelques pas pour l’examiner :
— Mademoiselle.. Dans quel état êtes-vous donc ? Vous êtes vraiment sortie dehors dans cette tenue… ?
Elle pressa deux mains sur ses joues arrondies, avec une expression affolée.
— Venez vite, je…
— Madame Maysie.
Invoquant le peu d’énergie qui lui restait, Estrella l’avait coupée d’un ton sec, qui laissa la brave femme pantoise :
— Ma… mademoiselle ?
— Cessez de vous en faire. Il ne m’est rien arrivé de grave. J’ai eu l’envie soudaine de regarder le paysage sous la lune… et je me suis perdue dans la pénombre du sous-bois. Si je n’avais pas rencontré monsieur Aurean, jamais je n’aurais retrouvé le chemin de la maison…
Elle se tourna vers le garçon, l’invitant à avancer dans la lumière. Un peu timidement, Aurean la rejoignit, avec un sourire aimable :
— Bonjour, madame… Ou plutôt bonne nuit, dit-il en inclinant poliment la tête. Je suis heureux d’avoir pu aider mademoiselle Estrella.
La gouvernante pinça les lèvres et examina d’un air soupçonneux l’adolescent aux cheveux trop longs et aux vêtements trop courts.
— Vous êtes tombée sur ce jeune homme comme ça, en pleine nuit ? Dites-moi, mon garçon, que faisiez-vous à traîner dehors à une heure pareille ?
À son ton inquisiteur, elle semblait persuadée qu’il se livrait à quelque crime inavouable. Les deux bonnes reculèrent avec une mine effarée. Aurean ouvrit la bouche pour se justifier, mais Estrella préféra prendre les devants :
— Je suis passée devant une petite cabane et je suis allée frapper à la porte pour demander de l’aide… expliqua-t-elle avec une candeur forcée. C’était sans doute risqué, mais comme vous pouvez voir, il ne m’est rien arrivé de fâcheux. Monsieur Aurean a eu la gentillesse de m’escorter jusqu’ici.
Elle espérait que madame Maysie ne ferait pas l’effort de vérifier l’existence de la fameuse maisonnette.
La gouvernante toisa l'indésirable avec hauteur :
— Eh bien, nous vous remercions, mon garçon. Vous pouvez rentrer chez vous. Nous vous ferons porter une récompense, si vous le souhaitez. Sofie, Millie, raccompagnez-le vers la sortie et verrouillez bien derrière lui ! Quant à vous, mademoiselle, nous reparlerons de tout cela : vos parents devront être mis au courant de vos fugues répétées !
Estrella se crispa : elle aurait dû prévoir que madame Maysie réagirait ainsi. Même si elle avait menacé un instant d’abandonner Aurean, elle n’en avait jamais eu vraiment l’intention. Le garçon paraissait à bout de forces. Il avait besoin de dormir, si possible dans un véritable lit.
— Madame Maysie, déclara-t-elle d’un ton ferme, je suis la seule coupable. Je reconnais que je n’aurais jamais dû sortir de la maison sans autorisation… et de nuit, qui plus est. Monsieur Aurean m’est venu en aide, alors même qu’il était encore épuisé par une dure journée de travail. Ce serait la moindre des choses de lui offrir l’hospitalité, au moins jusqu’à demain matin ?
La gouvernante fronça les sourcils et examina le garçon, qui eut le bon sens de rester silencieux, le regard respectueusement baissé. Il semblait très jeune et vulnérable, dans la semi-pénombre du hall.
— Il pourrait passer la nuit chez le jardinier, concéda-t-elle.
Estrella soupira :
— Madame Maysie, le père Commo n’a sans doute qu’une paillasse dans sa chambrette. De plus, je doute qu’il apprécie de se voir réveiller en pleine nuit. Il ne se montrera pas des plus accueillants...
Aurean releva vers les trois femmes ses grands yeux dorés, comme en supplication muette.
Sofie, qui était à peine plus âgée qu’Estrella, rougit légèrement. En repoussant une mèche châtaine derrière son oreille, elle murmura timidement :
— Madame Maysie, il y a cette chambre dans les communs, juste au-dessus du cellier. Elle n’a pas été utilisée depuis longtemps, mais peut-être…
La gouvernante se raidit, prête à tancer la jeune bonne ; Estrella s’avança, en s’efforçant de manifester l’autorité qu’elle admirait tant chez son père :
— Madame Maysie, je trouve que c’est une excellente idée. Sofie, allez préparer cette chambre, s’il vous plaît.
— Bien, mademoiselle. »
La jeune bonne s’éloigna, son châle bleu pâle drapé autour de ses épaules.
— Souhaitez-vous quelque chose en attendant, monsieur Aurean ? demanda la blonde Millie en souriant. Une tasse de thé, ou un verre de lait ?
Aurean parut troublé par la question.
— Je…
Avant qu’il puisse répondre, une clochette retentit au-dehors. Après un temps de confusion, Estrella reconnut celle du portillon.
— Que se passe-t-il encore ? gémit la gouvernante. Et si c’était des malandrins que ce garçon avait prévenus, prêts à nous égorger vivantes… ?
Estrella songea qu’on égorgeait rarement quelqu’un de mort. Aurean s’était tourné en direction du son. Il semblait surpris, mais pas effrayé. Quand il s’aperçut qu’elle le regardait, il lui adressa un petit signe de tête. La jeune fille resta indécise un moment. La sonnerie résonna de nouveau. Après tout, elle ne risquait pas grand-chose à jeter un coup d’œil à travers la grille.
Quand elle la vit se diriger vers la porte, madame Maysie essaya de la retenir,
— Mademoiselle ! Qu’est-ce que vous allez faire ? Revenez !
Sourde aux cris de la gouvernante, Estrella sortit du bâtiment et traversa la cour. De l’autre côté du portail, quelqu’un tenait une lanterne. En s’approchant, elle discerna un visage ridé et bienveillant, sous la capuche d’une longue pèlerine. Derrière elle se profilait une deuxième silhouette, plus jeune, plus svelte, dont elle ne distinguait que les yeux… Des yeux qui brillaient d’une lueur intense bleue. Elle ne put s’empêcher de songer à ceux d’Aurean, qui s’étaient illuminés de la même manière.
— Mademoiselle d’Outremont ! s’écria la vieille femme d’un ton soulagé. Vous allez bien ?
La jeune fille les dévisagea avec surprise ; qu’est-ce que l'ancienne cuisinière des Trente venait donc faire là ? Et qui avait-elle amené avec elle ?
6 commentaires
makara
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans
Amphitrite
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans