Fyctia
L’éveil : Le chemin du retour
Estrella se sentit soudain si épuisée, si confuse que les larmes inondèrent ses yeux. D’un geste rageur, elle les essuya et courut vers l’escalier, sur jambes qui la portaient à peine. Elle faillit trébucher sur les premières marches, mais se reprit et commença à les gravir avec détermination.
— Attends ! s’écria Aurean derrière elle.
La jeune fille s’obligea à ne pas regarder en arrière. Elle avait hâte de regagner la banalité familière de sa chambre. Peut-être, en se réveillant le lendemain matin, découvrirait-elle que cette aventure n’avait été qu’un rêve.
Elle avait presque réussi à s’en convaincre, quand un sentiment d’une tristesse infinie s’empara d’elle. Elle prit appui sur le mur et baissa la tête, fermant les paupières de toutes ses forces pour ne pas se perdre dans cette terrible vague d’émotion. L’image d’Aurean sous sa forme juvénile, allongé inconscient sur le sol, lié à son frère adoptif mort depuis deux longues années, se rappela cruellement à son esprit.
Regret…
Culpabilité…
Elle se redressa brusquement, les yeux écarquillés.
— Est-ce que ça va ?
Estrella se retourna : le garçon se trouvait au bas des marches, dans ses vêtements fanés et trop petits pour ses membres élancés, le visage voilé par un rideau de cheveux blonds. Il lui parut soudain extrêmement vulnérable, au point qu’elle décida de lui pardonner ses affabulations. Elle ne comprenait toujours pas comment il avait réussi à survivre deux années enfermé dans cette crypte, sans eau ni nourriture, mais il y avait de quoi devenir fou.
— Ça va, répondit-elle enfin. Allez, dépêche-toi. Je ne compte pas t’attendre jusqu’au matin !
***
Estrella éprouva une pointe d’inquiétude en quittant la crypte, mais aucun des phénomènes étranges qu’elle avait traversés ne se répéta. Le monde avait retrouvé toute sa normalité. Quand ils émergèrent de la chapelle, une nuit profonde régnait encore sur la campagne, à peine troublée par le chant des oiseaux nocturnes et le bruissement des feuillages dans la brise. Le temps qu’elle avait passé dans la tombe n’avait pas dû être aussi long qu’elle avait pu le croire. Même si elle avait perdu tout espoir de récupérer sa lanterne, la clarté de la lune lui permit de repérer son chemin à travers le jardin ensauvagé.
La jeune fille avait descendu sa manche autant que possible sur son poignet, pour dissimuler la marque lumineuse à son propre regard comme à celui d’éventuelles rencontres. Elle préférait l’oublier pour le moment, en attendant de trouver un moyen de la faire disparaître.
— Je ne sais même pas ton nom, murmura Aurean derrière elle.
Le garçon peinait à rester à sa hauteur. Il aurait dû garder le silence pour conserver son souffle, mais il persistait à vouloir lui faire la conversation.
— Estrella d’Outremont, répondit-elle à contrecœur.
— D’Outremont ? Tu es la sœur d’Alicia ?
Estrella s’arrêta et se tourna vers lui, étonnée :
— Tu connais Alicia ?
— Je l’ai croisée à l’Académie des Sept Couleurs. Vous ne vous ressemblez pas, ajouta-t-il pensivement.
C’était une réflexion aussi évidente qu’inutile, mais elle choisit de l’ignorer.
— Je vais t’emmener chez moi. La maison est grande, je trouverai bien un endroit où te faire dormir. Pour le moment, personne ne doit savoir qui tu es ni où je t’ai rencontré, d’accord ?
— Promis, répondit-il avec conviction.
— Nous verrons demain comment nous pouvons prévenir tes parents, poursuivit-elle avec plus de douceur. Pour toi… et pour Bastien. Le fait que tu sois vivant atténuera peut-être leur peine.
Un silence pesant suivit sa remarque. Dans la quasi-pénombre, il lui était difficile de lire l’expression du garçon. Elle comprit néanmoins qu’il n’avait pas envie d’en parler. Soudain, en sortant du petit bois, elle l’entendit prendre une inspiration inquiète :
— Que se passe-t-il ?
— Quelqu’un nous observe, murmura-t-il d’une voix tendue.
Estrella sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine ; elle regarda autour d’elle, à la recherche d’un endroit où fuir ou se cacher. Aurean scrutait l'obscurité, ses yeux d’or étrangement luminescents. Elle frissonna légèrement : et si après tout, ce qu’il avait dit était vrai ? S’il n’était pas vraiment humain ?
— Je ne pense pas qu’il y ait de danger, déclara-t-il au bout d’un moment, avec un soulagement audible.
La jeune fille choisit de lui faire confiance, mais cela ne l’empêcha pas d’allonger le pas pour retrouver au plus vite la sécurité de sa maison. Après cette fausse alerte, elle avait l’impression que des présences se dissimulaient derrière chaque haie, chaque talus. Le reste du chemin se fit en silence. De temps à autre, elle lançait un coup d’œil vers le garçon, pour s’assurer qu’il parvenait à la suivre. La nuit devenait de plus en plus fraîche, ou peut-être que la fatigue la rendait plus vulnérable à la brise nocturne.
Enfin, la grille qui menait à l’entrée de service se dressa devant eux. Avec soulagement, Estrella plongea la main dans la poche de son manteau, rassurée de sentir le métal de la clef sous ses doigts. Avec des gestes engourdis par l'épuisement, elle déverrouilla la serrure, puis ouvrit le portail. Les charnières laissèrent entendre un grincement plaintif. Elle s’arrêta net, de crainte d’avoir alerté la maisonnée. Quand elle constata que la grande demeure était restée aussi sombre et silencieuse que lorsqu'elle l’avait quittée, elle pénétra dans la courette, Aurean à sa suite, et referma derrière elle.
Les deux jeunes gens se glissèrent dans le couloir, où régnait une pénombre bienvenue. Estrella fit signe à son compagnon d'attendre un peu :
— Je vais voir si la voie est libre. Je ne suis pas sûre que ma gouvernante serait enchantée de savoir qu’un garçon inconnu est entré dans la maison sans qu’elle soit au courant ! Il va falloir trouver une raison plausible à ta présence. C’est une Terne. Jamais elle ne croira que tu viens d’être libéré d’un emprisonnement de deux ans dans une crypte !
Elle fut tentée d’ajouter qu’elle ne voulait entendre aucun récit délirant sur Lucid et les Gardiens. Aurean opina docilement. Il tendit la main ; dans le creux de sa paume naquit une petite boule de lumière, tout juste assez brillante pour leur permettre de se diriger.
La porte qui menait au grand salon s’ouvrit d’un coup ; un flot de clarté se déversa dans l’entrée. Madame Maysie se précipita vers Estrella, avec une vitesse dont la jeune fille n’aurait jamais cru capable son corps râblé et rebondi. Le visage éploré, la gouvernante attrapa Estrella par les épaules et la serra contre sa vaste poitrine, en reniflant bruyamment.
— Mademoiselle ! gémit-elle, où étiez-vous passée ? Nous vous avons cherchée dans toute la maison !
2 commentaires
clecle
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Il y a 3 ans