Fyctia

Estrella flottait au milieu d’un océan de lumière, qui l’enveloppait d’une chaude étreinte. Elle ressentait une paix et une sérénité qu’elle n’avait jamais connues auparavant. Elle savait malgré tout que viendrait un moment où elle devrait s’arracher à cette quiétude, pour revenir dans un monde où l’attendaient de nouvelles épreuves.

Si seulement elle pouvait rester un peu… Juste encore un peu…

Une main se posa sur son épaule et la secoua légèrement. Elle marmonna quelques paroles incompréhensibles – y compris pour elle-même. La personne insista :

— Réveille-toi… S’il te plaît !

La jeune fille grimaça en sentant le sol dur et froid sous son dos. Elle essaya de se tourner sur le côté pour trouver une position plus confortable, mais la poigne sur son bras l’en empêcha.

— Nous devons quitter cet endroit !

Elle tenta de protester, sans y parvenir.

Avec effort, elle souleva les paupières, pour découvrir un visage penché sur elle. Celui d’un garçon aux traits fins, éclairés par de larges yeux d’or et encadrés de longues mèches de même couleur. Elle fixa l’inconnu avec perplexité : elle se rappelait bien l’avoir vu quelque part… mais où ? Il y avait en lui quelque chose de troublant, de presque angélique. Elle ne pouvait pas avoir oublié quelqu’un d’aussi… singulier.

Tandis qu’elle s'asseyait péniblement, les souvenirs refluèrent d'un coup :

— Aurean ! s’écria-t-elle. Tu… tu vas bien ?

Le garçon lui sourit largement :

— On dirait bien, oui… Grâce à toi !

Avec un grand soupir de soulagement, Estrella baissa la tête. Elle avait eu tellement peur d’échouer et de le voir mourir entre ses bras ! Subitement, elle fut prise de frissons. À rester allongé en simple chemise de nuit sur les dalles de pierre, son corps s’était refroidi. Un poids atterrit sur son dos : Aurean venait de replacer son manteau sur ses épaules. La jeune fille lui adressa un sourire reconnaissant :

— Merci !

— C’est à moi de te remercier !

Il s’assit sur ses talons, posant sur elle un regard chargé de sollicitude. Un silence maladroit plana entre eux. Estrella détourna les yeux et resserra autour d’elle les pans du manteau. Au bout d’un moment, elle se tourna de nouveau vers le garçon et lui répondit d’une voix étranglée :

— Je n’ai pas fait grand-chose. De plus, si tu n’avais pas demandé mon aide, jamais je n’aurais découvert que je n’étais pas totalement dénuée de Lumière. D’ailleurs, poursuivit-elle d’un ton intrigué, comment le savais-tu ?

Aurean passa sa main sur sa nuque, l’air embarrassé :

— Eh bien, je… Cela me paraissait… évident ?

Il lui glissa un coup d’œil en coin, comme s’il ne croyait pas lui-même à ses propres paroles. En l’observant, Estrella remarqua qu’il y avait chez lui comme quelque chose de… changé. Son effrayante maigreur, sa pâleur mortelle avaient disparu ; même s’il ne semblait toujours pas au mieux de sa forme, son état n'avait plus rien d'alarmant.

En le détaillant soigneusement, la jeune fille s’aperçut que ses manches lui arrivaient largement au-dessus des poignets et le tissu de sa chemise se tendait un peu trop sur ses épaules. Sa physionomie même s’était modifiée, comme si l’enfant de treize ans avait fait place, pendant qu’elle était inconsciente, à un adolescent d’une quinzaine d’années.

Estrella bondit sur ses pieds et recula brusquement.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’écria-t-elle d’une voix tremblante. Pourquoi est-ce que tu as… grandi ?

Aurean lui lança un regard chargé de confusion.

— Grandi ? Que veux-tu dire par là ?

Il baissa ses yeux vers ses mains, les examina attentivement, avant de toucher avec précaution le cercle brillant autour de son poignet. Lentement, il se dirigea vers l’endroit où avait reposé Bastien, à l’arrivée d’Estrella. Il esquissa quelques pas mal assurés vers les vêtements vides.

— Bastian… Où est-il ?

Il s’accroupit et contempla les habits abandonnés et les traces de poussières, avant de tourner la tête vers Estrella. Dans les prunelles dorées, la peine se mêlait à la perplexité.

— C’est tout ce qui reste de lui, n’est-ce pas ?

Après un temps d’hésitation, il effleura du bout des doigts les particules qui scintillaient encore un peu, puis ferma les paupières avec une expression d’intense chagrin.

Un silence absolu régnait à présent dans la crypte. Blottie dans son manteau, Estrella remarqua que le bizarre phénomène de superposition avait disparu. Avaient-ils regagné le monde réel ? Ou se trouvait-elle piégée à jamais dans cet « ailleurs » où elle avait pénétré presque par accident ? Elle prit une longue inspiration, en se disant qu’elle aurait la réponse bien assez tôt, en espérant de toute son âme que sa première supposition était la bonne.

Même si la jeune fille était Incolore, ou avait cru l’être, elle vivait dans un univers où la magie faisait partie de la vie. Pour les Ternes, le peuple dénué de tout pouvoir, c’était un concept étrange et fabuleux, vague et lointain. Mais pour les membres des Héritiers, une réalité quotidienne. Elle ne prétendait pas comprendre tout ce qui s’était passé, mais elle savait qu’il devait bien exister une explication à tous ces faits plus extraordinaires les uns que les autres, que ce soit la survie inattendue d’Aurean, sa capacité à déceler sa Lumière, ou son insolite changement d’âge. Son compagnon possédait probablement quelques réponses, mais il n’était pas encore temps de leur soutirer.

Estrella prit soudain conscience d’une sensation de chaleur autour de son poignet gauche, pas assez intense toutefois pour être douloureuse. Elle dégagea son bras de la manche et le leva à hauteur de ses yeux : une bande de lumière jaune, comme incrustée sous sa peau, l’encerclait. Elle le frotta d’un geste frénétique, sans succès.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-elle, paniquée.

Aurean se tourna vers elle, avec une expression alarmée :

— Quelque chose ne va pas ?

La jeune fille brandit son bras :

— Cette… chose... Ça sort d'où ? Ça ne veut pas partir !

Aurean la dévisagea avec stupeur ; il baissa les yeux vers son propre poignet, où se trouvait la même marque.

— C’est… impossible, balbutia-t-il.

Aurean lança un regard vers les restes de Bastian, une silhouette de poussières à présent grises et ternes, et secoua la tête, incrédule. Dans la pénombre de la crypte, une fine chaîne de lumière dorée apparut ; mais cette fois, au lieu de lier les deux garçons, c’était Estrella et Aurean qu’elle unissait.