Beatrice Aubeterre Un royaume clair-obscur Incolore : La dernière chance

Incolore : La dernière chance

À ce moment précis, cette scène presque oubliée prenait tout son sens. Les interrogations de jadis s’étaient changées en une intense soif de vérité : son père avait-il toujours su qu’elle était Incolore - ou plutôt, que ses pouvoirs étaient enfermés en elle, au point que même le Conseil de l’Académie l’avait crue dénuée de toute magie ? Dans son enfance, elle avait voué une admiration sans bornes à Francis d’Outremont, à qui elle ressemblait en apparence et en caractère. Avant son exil, elle avait été proche de lui, en dépit des relations très formelles que les membres des Héritiers entretenaient avec leur progéniture.


— Pourquoi ? murmura-t-elle.


Déjà, elle était emportée vers un autre souvenir.


***


Elle se trouvait seule, dans la pièce de l’Examen, revêtue de l’uniforme blanc des élèves de première année, en attendant de savoir vers quelle École ses dons l’orienteraient. Du haut de ses treize ans, elle se sentait écrasée par la solennité du lieu. La salle n’était pas grande, mais il s’en dégageait une impression si vénérable, avec ses boiseries sculptées et ses fresques patinées, qu’elle osait à peine respirer. L’endroit possédait huit côtés. La porte donnait sur l’un d’entre eux. Sur les sept autres étaient représentés les emblèmes des Couleurs de magie : l’épée du Combat, la flamme de la Création, la spirale de la Transmutation, la feuille de la Vie, l’étoile de l’Esprit, le sablier du Temps, la nuée du Rêve.


La pièce était vide : pas de chaise, pas de mobilier… juste une énorme horloge au cadran ciselé, plaquée sur le mur au-dessus de l'entrée. À force de la regarder, elle pouvait presque voir les aiguilles avancer. Qu’est-ce qui pouvait leur prendre aussi longtemps ? Elle tira sur sa jupe, lissa les plis de sa veste, remit en place ses mèches rebelles. Hélas, rien n’y faisait. Le temps ne filait pas plus vite.


Les sept précepteurs étaient passés devant elle ; chacun d'eux avait posé en silence sa main sur son front. Hommes, femmes, jeunes, vieux, aimables, sévères, élancés, râblés… Leurs différentes physionomies se confondaient et se brouillaient dans son esprit. Elle ne se souvenait que de leur toucher, froid et distant, presque indifférent.


Enfin, au bout d’une éternité, une grande femme aux cheveux grisonnants et au port altier pénétra dans la pièce. Elle portait un uniforme blanc comme le sien, avec un col plus montant et une jupe plus longue. Estrella reconnut celle qui l’avait accueillie : la directrice de l’académie, madame de Vries. Son visage habituellement bienveillant affichait une extrême gravité ; elle s’arrêta en face de la jeune fille et la fixa en silence.


Estrella sentit son cœur s'affoler. Rien de bon ne pouvait accompagner une telle expression. Elle leva les mains à sa poitrine et les serra l’une contre l’autre, en lançant un regard suppliant à madame de Vries. Elle savait que la femme ne lui mentirait pas.


La directrice soupira et lui tapota gentiment l'épaule :


— Estrella d’Outremont… Je suis navrée. Vraiment navrée… Mais je ne peux pas vous accepter ici.


La jeune fille secoua la tête, confuse. Que pouvait-il bien se passer ? Pourquoi madame de Vries hésitait-elle à parler ? La situation lui semblait irréelle, comme dans un mauvais rêve.


Soudain, elle comprit. C’était impossible. Ce genre de chose n’arrivait qu’aux autres. Si cela arrivait même. Alors pourquoi à elle, pourquoi maintenant ? Elle sentit ses jambes se dérober sous elle, et serait tombée si Madame de Vries ne l’avait pas retenue par les épaules.


— Venez, reprit-elle avec douceur. Il est inutile que vous attendiez ici. Nous allons prévenir vos parents, afin qu’ils puissent venir vous chercher… »


L’adolescente la suivit comme une somnambule. Cela importait peu. Plus rien n’importait.


À cet instant, pour Estrella d’Outremont, fille de Francis et Amée d’Outremont, âgée de treize ans, la vie avait perdu tout sens.


***


Les paupières d’Estrella s’ouvrirent brusquement, révélant la semi-pénombre de la crypte. Entre ses bras reposait le corps inerte d’Aurean. La chevelure dorée du survivant cachait presque totalement ses traits.


— Aurean… ?


Chargée d’angoisse, sa voix enfla vers les aigus.


— Aurean !


Elle repoussa les mèches éparses. Le visage de l’enfant était aussi pâle que le marbre. Il ne respirait plus. Comme elle l’avait craint, la situation avait mal tourné.


C’est ma dernière chance…


— Non !


Le cri d’Estrella résonna sous la coupole. Il était hors de question qu’une fois encore, la destinée se joue d’elle. Elle serra plus fort le corps du garçon. Dans une tentative désespérée, qu’elle ne comprenait pas elle-même, elle s'efforça de déverser toute sa volonté, toute sa rage, toute son énergie nouvellement retrouvée dans cette enveloppe immobile. Hélas, cela ne suffit pas.


Il n’était pas trop tard. Il ne pouvait pas être trop tard. Elle ferma les yeux et plongea tout au fond d’elle-même, à la recherche de la Lumière dont avait parlé Aurean.


La jeune fille se sentit sombrer dans un océan de ténèbres. Le vide menaçait de la noyer, de l’engloutir dans son néant abyssal. Elle avait beau se dire qu’il ne s’agissait que d’une création de son esprit, la panique commença à s’emparer d’elle. Elle dut réunir toute la force dont elle disposait pour persévérer dans sa recherche. Au bout d’un long et terrible moment, elle finit par percevoir une légère palpitation, comme les ailes d’un papillon enfermé dans une boîte.


Estrella s’appliqua à visualiser ce réceptacle : peu à peu, il émergea de l'ombre, sous la forme d’un coffret de métal noir clos par une énorme serrure. Au départ, elle ne put que le contempler avec découragement : elle ignorait comment le forcer.


Au bout d’un moment, cependant, la jeune fille put discerner des filets de lumière qui s’échappaient de la fente du couvercle. Ils étaient si faibles qu’elle les distinguait à peine.


En se concentrant sur ces émanations, elle s’imagina en train de s’approcher du coffre et de recueillir ces nuées au creux de ses mains. Elle craignit un instant qu’elles glissent entre ses doigts pour se perdre dans le néant, mais peu à peu, une petite mare étincelante se forma dans ses paumes.


Quand elle revint à la réalité, des vagues de lumière jaune jouaient sous la peau de ses mains. Même si elles demeuraient ténues, presque invisibles, Estrella les admira comme un miracle inattendu : ce phénomène affectait les Héritiers quand ils s’apprêtaient à employer leur Lumière. Jamais elle n’aurait pensé l’observer sur elle-même.


L’urgence de la situation tira vite la jeune fille de sa contemplation. Elle appuya ses deux mains sur le cœur du garçon, en espérant que sa faible contribution suffirait à le sauver.


Parfois, une simple étincelle pouvait allumer un incendie. À peine la Lumière eut-elle pénétré dans le corps d'Aurean qu'Estrella se sentit avalée par une intense lueur dorée.

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12 commentaires

makara

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Il y a 3 ans

C'est un très chouette chapitre, Estrella est de plus en plus attachante ! Le fait que ses pouvoirs soient bridés entretient vraiment le mystère.

Emmy Jolly

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Il y a 3 ans

😉👍💖

Beatrice Aubeterre

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Il y a 3 ans

Merci ! :)

Lety29

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Il y a 3 ans

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 3 ans

Merci ! :)
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