Fyctia
IX – Un peu de Lumière
Au prix d’un effort visible, l’enfant blond rouvrit les yeux. Son visage maigre était si pâle qu’il ne semblait déjà plus appartenir à cette réalité.
— Ta Lumière… souffla-t-il. Donne-m’en… juste un peu…
Estrella soupira : plus que jamais, elle aurait voulu posséder cette énergie qui permettait aux Mages des Sept Couleurs d’interférer avec les lois du monde, selon les spécialités de leur École. Elle secoua la tête, désolée :
— Je ne peux rien pour toi… Je suis… Incolore.
Au-delà de sa souffrance, l’étonnement s’afficha sur les traits d’Aurean :
— Incolore ? Non !
Péniblement, il leva la main droite pour la poser sur le cœur de la jeune fille. Elle frémit à ce contact trop intime à son goût ; une rougeur subite lui monta au visage, teintant ses joues de tâches cramoisies.
De la main du garçon, émanait une chaleur intense, qui semblait se déverser dans le vide profond qui résidait au fond d’elle-même. Un vide qui existait depuis longtemps, même si elle n’en était pas consciente jusqu’à présent. C’était comme si un millier de papillons palpitaient au plus profond de son être. Ses yeux s’écarquillèrent : elle demeura figée, incapable de bouger, de prononcer une parole.
— Ta Lumière, reprit Aurean. Je… je la sens…
Sa Lumière…
Estrella plaça sa propre main sur celle d'Aurean, toujours posée sur sa poitrine. Possédait-elle réellement un soupçon de cette Lumière dont tout le monde la pensait privée ? Était-ce seulement possible ?
Juste un peu de Lumière…
Elle ferma les yeux, tandis qu’un doux sourire éclairait son visage :
— Je ne sais pas comment faire, mais si elle existe… je te la donne volontiers. Même si je n’ai pas grand-chose à t’offrir.
— Non, murmura-t-il. Je la sens… elle est… puissante. Mais elle est scellée… au fond de toi.
— Scellée ?
Un long frisson la parcourut ; elle sentit ses entrailles se nouer sous l’effet d’une crainte insensée. Celle qu’Aurean se trompe. Ou qu’il ait raison. Elle avait passé trois longues années à se faire à sa condition d’Incolore, et si maintenant… Si maintenant les choses changeaient…
— Mais comment ?
— Je… ne sais pas… mais…
Il ferma les paupières ; Estrella vit qu’il luttait pour rester conscient, pour respirer, pour vivre.
— Je peux… la libérer… articula-t-il péniblement.
La jeune fille écarquilla les yeux :
— La libérer ? Est-ce que tu es en état de le faire ?
— Peut-être… mais… cela prendra mes dernières forces…
Estrella serra les dents. Que risquait-elle ? Pour sa part, pas grand-chose. Pas contre, cette tentative ne risquait-elle de consumer le peu d’énergie qu’il restait à Aurean ? Ne serait-il pas plus sûr de le sortir de là et de trouver du secours ?
Comme s’il pouvait lire dans ses pensées, Aurean prit une inspiration forcée avant d’ajouter :
— C’est… ma... dernière chance…
Estrella se redressa avec résolution :
— Alors… vas-y. Je suis prête.
***
La chaleur qui couvait en son sein se transforma en brûlure… intense, dévorante, mais pas douloureuse pour autant. Comme si une lame de feu d’une pureté inouïe plongeait dans son cœur pour en puiser l’essence même. Derrière ses paupières closes surgit une explosion de couleurs, qui se répandirent comme de la sève nouvelle dans tout son être.
Comment avait-elle pu ignorer ce qui était ainsi enfermé au fond d’elle-même, cette force si longtemps contrainte qu’elle ne demandait plus qu’à jaillir ? Un kaléidoscope fou d’images fragmentées tournoyait dans son esprit… Les souvenirs se heurtaient les uns aux autres, se mêlant aux rêves et aux illusions.
Estrella perdit tout contact avec la réalité, comme si elle tombait dans un tunnel d’une aveuglante clarté.
***
Du haut de la Tour de l’Aurore, le bâtiment le plus haut de Reylissanne, la petite Estrella contemplait avec émerveillement la vue qui s’étendait sous ses yeux. Les toits rouges et gris alternaient avec les carrés verts des parcs et des jardins, séparés par les larges rues où circulaient des fiacres aux couleurs vives. La rivière Issana promenait ses méandres au milieu de la ville, brisant la perspective trop stricte de la capitale.
Au loin se profilaient les tours de l’Académie. Elles étaient disposées en cercle, chacune couronnée par la couleur de l’école qu’elle abritait. Rouge, Orange, Jaune, Vert, Bleu, Indigo, Violet. Au centre s’élevait la tour Blanche, le cœur de l’institution, éclatante sous le soleil.
— Père, mère, regardez ! s’exclama Alicia, sa sœur aînée, aussi blonde qu’Estrella était brune. Dans trois ans, c’est là que je serai !
La mère des deux fillettes caressa les cheveux tressés en couronne de son aînée et sourit gentiment :
— Je suis certaine que tu t’y plairas beaucoup. Tu vas y apprendre des choses fabuleuses et te faire beaucoup d’amis.
— Dans quelle École croyez-vous que je serai ?
Amée d’Outremont prit un air pensif :
— C’est difficile de le prévoir. Ce n’est pas forcément héréditaire, et même si tu peux posséder plusieurs couleurs, c’est celle que tu maîtriseras le mieux qui déterminera ton école. Mes deux parents étaient de l’école Verte de la Vie, et je fais partie de l’école Bleue de l’Esprit, expliqua-t-elle en portant la main à son pendentif en forme d’étoile. Quant à ton père, même s’il appartient à l’École Rouge du Combat, il maîtrise presque aussi bien la magie Orange de la Création.
Toujours accoudée à la rambarde de pierre blanche, Alicia fit mine de réfléchir, un doigt pressé sur sa joue, les yeux levés au ciel. Une expression réjouie apparut sur son visage :
— Je voudrais entrer à l’école Bleue de l’Esprit, moi aussi !
Sa mère lui offrit un sourire radieux :
— Je suis si heureuse que tu aies compris à quel point la magie de l’Esprit est exceptionnelle, Alicia ! Je n’en attendais pas moins de toi !
Avec une petite moue, l’intéressée lissa soigneusement sa robe ornée de dentelle :
— Oh, ce n’est pas ça. C’est juste que si j’entre à l’école de l’Esprit, j’aurai un uniforme bleu, et c’est la couleur qui me va le mieux !
Sortie brusquement de sa félicité, leur mère ouvrit de grands yeux perplexes avant de se pencher vers sa fille blonde :
— Mais à quoi penses-tu ! la gronda-t-elle. Tu ne peux pas être sérieuse une fois dans ta vie !
Ignorant l’altercation, Estrella se tourna vers son père, dont l'attention demeurait fixée sur les tours aux toits colorés :
— Moi, je trouve bien qu’on ait la surprise ! déclara-t-elle d’un air enjoué. Vous ne croyez pas, père ?
Estrella sentit son sourire se dissiper en remarquant le visage soucieux de Francis d’Outremont.
— Tu as tout le temps d’y songer, Estrella, répondit-il d’un ton embarrassé.
La main de son père s’était crispée sur la rambarde ; ses yeux restaient fixés sur l'horizon, comme pour éviter de la regarder en face. Le monde sembla soudain s’obscurcir, comme si un nuage passait devant le soleil. Au bout de quelques secondes, les voix de sa mère et de sa sœur lui parvinrent de nouveau. Dissimulant son trouble, Estrella se tourna vers elles pour assister aux derniers éclats de leur chamaillerie.
11 commentaires
makara
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Il y a 3 ans
clecle
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Il y a 3 ans
Amphitrite
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans