Fyctia
Incolore : Les prisonniers
Estrella s’avança, le cœur battant, et affronta la vision devant elle.
Deux corps. Parfaitement préservés.
Ceux de deux jeunes garçons allongés, comme pour faire face ensemble leur terrible destin. Une légère couche de poussière grise les recouvrait.
Le plus proche d’elle, qui devait avoir quatorze ou quinze ans, portait une chemise blanche et un pantalon sombre. Elle aperçut un écusson sur la poche de la chemise – la spirale jaune qui, le supposait-elle, symbolisait l’École de Transmutation de l’Académie des Sept Couleurs, ainsi qu’une chevalière avec des armoiries similaires à celles qu’elle avait remarquées sur les tombeaux ; ce détail ne laissait aucun doute sur son identité. Ses cheveux blond cendré, coupés courts, encadraient un visage qui avait dû être avenant avant de devenir si fragile et amaigri qu’il ressemblait à celui d’un étrange mannequin de papier.
Estrella porta le regard vers le second garçon : de longues mèches dorées dissimulaient à demi des traits délicats. Sa tenue était en tout point semblable à celle de Bastian, jusqu’à l’insigne jaune. Mais surtout, il ne semblait pas avoir plus de douze ou treize ans. Était-ce… le fameux Aurean ?
La pitié en elle avait pris le pas sur l’horreur. Elle s’agenouilla auprès du premier corps :
— Ba… Bastian… murmura-t-elle.
Même si elle ne l’avait pas connu, mais elle avait vraiment espéré que, par un improbable miracle, elle le retrouverait en vie.
— Je suis désolée, poursuivit-elle d’un ton douloureux. J’aurais vraiment voulu arriver à temps…
Soudain, un éclat de lumière scintilla devant ses yeux. Elle eut à peine le temps d’entrevoir son guide aux ailes d’argents, puis le corps du jeune Trente s’évanouit en poussière. En moins d'une seconde, il ne resta plus de lui que ses habits, ainsi qu’une couche de particules étincelantes. La voix se réveilla dans son esprit :
Aide-moi. Sauve-le !
Elle se releva péniblement et prit une longue inspiration. Sur des jambes tremblantes, elle esquissa quelques pas et obligea son attention à se détacher des vêtements vides pour se porter vers Aurean.
Il ne paraissait pas plus vivant que Bastian. Comment pouvait-elle le sauver, s’il était déjà mort ? Pourquoi la voix de Bastien l’avait-elle atteinte aussi tard, quand elle ne pouvait plus rien faire pour eux ?
Au moins, les Trente sauraient ce qu’il était advenu de leurs enfants, mais c’était une bien piètre consolation. Rien au monde ne pouvait justifier leur mort. Comment s’étaient-ils retrouvés ici, piégés par ce mur d’ombre ? Comment celui-ci avait-il pu les retenir aussi longtemps ? Pourquoi était-elle la première à pouvoir le dissiper ?
— Je suis désolée… murmura-t-elle.
Seul le silence lui répondit. Le sentiment de peine et de révolte gonfla dans sa poitrine, jusqu’à devenir si fort qu’elle ne put s’empêcher de le hurler à pleine voix :
— Je suis désolée !
Estrella secoua la tête, confuse. Sa colère ne les ferait pas revenir. Elle sentit quelque chose lui chatouiller la joue : en y portant les doigts, elle rencontra le sillon humide d’une larme. Elle l’essuya et baissa les yeux, les mains jointes devant elle, comme dans une prière muette pour les deux garçons si tôt arrachés à ce monde.
C’est alors que quelque chose attira son regard. Un infime mouvement. Se pouvait-il…
La jeune fille se rapprocha d’Aurean et l'examina avec attention. Il n’y avait aucun doute possible : sa poitrine se soulevait au rythme d’une respiration presque imperceptible. Elle le contempla avec stupeur. C’était insensé…
Estrella s’agenouilla à ses côtés et se pencha vers lui, écartant les longues mèches blondes de son visage, puis posa sa paume sur la joue amaigrie. Sous son contact, elle sentit comme un frémissement parcourir le corps frêle.
— Au… Aurean ? appela-t-elle, doucement d’abord, puis un peu plus fort.
Elle ôta son manteau, indifférente au fait qu’elle se trouvait désormais en chemise de nuit, et en couvrit l'enfant inconscient.
— Je… je vais chercher de l’aide, balbutia-t-elle en sachant qu’il ne pouvait sans doute pas l’entendre.
La jeune incolore se releva et, pivotant sur ses talons, se rua vers l’entrée de la crypte. Tandis qu’elle s’éloignait, elle s’aperçut que l’effet de superposition qui avait affecté le monde autour d’elle – mais ni elle ni les garçons – était en train de disparaître. L’univers retrouvait toute sa netteté. Elle s’arrêta et se retourna vers le corps immobile : il était toujours là, mais son image devenait imprécise, comme s’il s’évanouissait peu à peu.
— Non !
Elle se précipita de nouveau vers l’alcôve et constata avec soulagement qu’il reprenait sa substance. Mais pour combien de temps ? Si elle quittait ces lieux, peut-être ne pourrait-elle plus pénétrer dans cet espace bizarre qui existait au-delà de la réalité.
Elle devait ramener Aurean avec elle. Même dans son état de maigreur et de faiblesse extrême, il serait un fardeau qu’elle aurait du mal à transporter, mais elle se devait d’essayer. Elle se baissa et passa un bras sous ses épaules.
C’est alors qu’elle la vit.
Une chaîne de lumière dorée qui liait le poignet gauche d’Aurean à la manche vide de Bastien. Impalpable, mais parfaitement visible dans la pénombre de la crypte. Elle semblait palpiter, comme au rythme d’un cœur qui battait péniblement. Sur la peau pâle de l’enfant apparaissait un cercle étincelant, comme un étrange bracelet auquel la chaîne était attachée.
— Mais qu’est-ce que…
C’est alors que les paupières closes s’ouvrirent subitement sur des prunelles dorées. Une main tremblante agrippa la sienne. Une voix rauque, à peine plus qu’un murmure, s'éleva soudain :
— Qui es-tu ?
Estrella plongea les yeux dans ceux du garçon. Dans son visage creusé, en partie caché par les longues mèches de sa chevelure, elles brûlaient d’un feu intense, mais vacillant. Avec peine, il tourna son regard vers les poussières scintillantes qui constituaient tout ce qu’il restait de son frère adoptif. Les doigts de sa main gauche se replièrent faiblement, comme s’il cherchait à saisir le lien de lumière qui partait de son poignet.
— Ba… Bastian… ?
Désemparée, Estrella laissa passer un temps de silence.
— Je suis désolée, murmura-t-elle enfin.
Les traits fins se crispèrent douloureusement et un léger soupir s’échappa des lèvres pâles. La tête du garçon bascula sur le côté.
Estrella resserra son étreinte sur le corps frêle, soudain terrifiée :
— Aurean… Aurean !
Malgré ses appels, il demeura inerte, respirant à peine.
— Je t’en prie, Aurean…
S’il mourait maintenant, entre ses bras, c’était encore pire que si elle l’avait trouvé dans le même état que Bastian. Mais que pouvait-elle faire ? Rester avec lui en attendant son dernier souffle ? Pourquoi était-elle si impuissante ?
— Aurean ? supplia-t-elle une nouvelle fois, entre deux sanglots.
8 commentaires
MarionH
-
Il y a 3 ans
clecle
-
Il y a 3 ans
makara
-
Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
-
Il y a 3 ans