Fyctia
Incolore : Le voile
Il était vain d’attendre une explication, mais Estrella ne désespérait pas de la trouver elle-même. Elle s’engagea avec précaution sur les marches usées et friables qui menaient à la crypte. Une odeur de renfermé et d’humidité montait de la pénombre. En dépit de la lueur qui filtrait en contrebas, elle devait avancer à tâtons.
Quand elle prit appui sur le mur pour éviter de glisser, ses doigts laissèrent une légère trace lumineuse, argentée comme les ailes du papillon qui l’avait guidée jusque-là. La jeune fille regarda avec fascination le phénomène se dissiper. Une bizarrerie de plus… Elle soupira et reprit sa descente. La lumière vers laquelle elle progressait s’intensifiait à chacun de ses pas.
Tu es là…
Elle sursauta en entendant la voix effleurer de nouveau son esprit. Jamais elle ne lui avait paru aussi nette et claire : c’était bien celle d’un jeune garçon, elle en était certaine à présent.
— Je… je suis venue, souffla-t-elle. Est-ce que vous êtes… Bastian ? Bastian de Trente ?
Seul un profond sentiment de tristesse et de culpabilité lui répondit. Estrella sentit une détermination nouvelle s’emparer d’elle :
— Je vous aiderai… Je vous le promets ! s’écria-t-elle avec conviction.
Enfin, elle descendit la dernière marche : elle se trouvait en face d'une baie qui ouvrait sur une vaste salle circulaire, aux murs creusés de niches voûtées ; au fond de chacune d’elle figurait un écusson arborant l’une des sept Couleurs de la magie.
Rouge, Orange, Jaune, Vert, Bleu, Indigo, Violet.
La lueur qui émanait d’un large joyau en son centre éclairait la plus grande partie de la pièce. Des tombeaux de pierre étaient disposés le long du mur, entre chaque niche. Estrella s’avança vers le plus proche pour déchiffrer l’inscription qu'il portait, à peine lisible sous la patine du temps et l’effet de distorsion qui persistait :
Ci-gît Alesme de Trente, 875-965. Époux, père, aïeul, bisaïeul. Maître des Sept Couleurs.
Ses yeux s’écarquillèrent de surprise : les Héritiers capables de contrôler toutes les Couleurs de magie étaient si rares qu’on n’en répertoriait pas plus d’un ou deux par génération dans tout le royaume de Reyliss… voire dans tout Erastria. Estrella grimaça : par une tragique ironie, certains membres des Héritiers avaient été dotés de tous les dons, tandis qu’elle-même n’en possédait aucun. Le fait de compter un tel homme en ses rangs avait dû grandement contribuer au prestige de la famille de Trente.
Comme elle relevait la tête, son regard fut attiré vers le fond de la pièce ; une sorte de mur d’obscurité mouvante s’élevait sur toute l’étendue de la paroi.
— Qu’est-ce que ça peut bien être ? murmura-t-elle en s’approchant.
La matière ressemblait à une fumée si dense qu’on ne pouvait voir à travers… ou à une ombre quasiment solide. Elle tendit la main pour la toucher, mais la retira au dernier moment, vaguement inquiète.
Viens, susurra la voix. Tu n’as plus qu’un pas à faire.
Estrella s’apprêtait à suivre ces paroles, quand elle se figea : et si tout cela n'était qu'un traquenard particulièrement élaboré ? Même si une incolore ne possédait aucune valeur dans son monde, elle demeurait la fille de Francis d’Outremont. Après tout, son père occupait une place importante au service de sa Sécurité magique. Des personnes mal intentionnées tentaient peut-être de la prendre en otage.
Avec un haussement d’épaules, elle chasse cette pensée. Personne ne se serait donné autant de mal pour tendre un piège aussi compliqué.
— Bastian ? souffla-t-elle. C’est bien toi ?
Aide-moi. Sauve-le.
La supplication était si intense qu’elle sentit son cœur se serrer au fond de sa poitrine. Si cette voix était celle du fils cadet des Trente, de qui pouvait-il bien parler ? D’Aurean ?
Plus beaucoup de temps… reprit la voix, d’un ton plus faible. Je t’ai offert tout ce qu’il restait. Ouvre le voile… Tu ne pourras le traverser que si tu le déchires…
— Le… voile ?
La jeune fille s’approcha à nouveau du mur d’ombre, tendit une main encore luminescente pour le toucher… et s'écarta avec un petit cri : un picotement soudain venait de se diffuser dans ses doigts. Une gerbe d’étincelles argentées jaillit, pour mourir sur les dalles à ses pieds. Estrella ferma instinctivement les yeux. Quand elle les rouvrit, elle découvrit comme un accroc dans la paroi obscure.
Estrella recula de quelques pas ; elle serra les poings, puisant un peu de résolution au plus profond d’elle-même, avant de s’avancer de nouveau, les deux mains en avant. Elle saisit les volutes noires comme pour les arracher. Elle ne sentit aucun contact matériel, juste le même picotement, plus intense cette fois, au point d’en être douloureux. Le « voile » se déchira dans une pluie étincelante ; de fines écharpes d’ombres se détachèrent et s’évanouirent les unes après les autres.
Une fois que toutes les particules de lumière eurent disparu, ainsi que les derniers fragments obscurs, apparut une grille qui montrait encore quelques traces anciennes de dorure. Quand elle la poussa, elle s’écarta sans la moindre peine.
Estrella se retrouva dans une alcôve dont les murs étaient ornés de sculptures travaillées… mais ce ne fut pas ce qui attira son attention. Elle porta une main à sa bouche, les yeux écarquillés par l’horreur. Tremblante, elle lutta pour empêcher son estomac de se révulser. Elle esquissa quelques pas en arrière ; son pied accrocha une dalle disjointe. Elle se sentit basculer et tomba assise pour la seconde fois de la nuit.
La jeune fille s’en aperçut à peine. Elle ferma les paupières de toutes ses forces, reculant au maximum le moment où elle devrait les rouvrir. Son corps était parcouru de sanglots nerveux. Ses légers hoquets résonnaient sous le dôme de la crypte. Finalement, après une éternité, elle reprit le contrôle d’elle-même, suffisamment pour se forcer à rouvrir les yeux et contempler ce qui se trouvait droit devant elle.
***
Assise dans l’ombre du sous-bois, la jeune femme brune regardait pensivement devant elle, les mains posées sur les genoux. Ses traits affichaient une expression inquiète et tendue. Elle sursauta légèrement en entendant les broussailles craquer à côté d’elle, mais se détendit en reconnaissant sa compagne à la chevelure outremer.
— Elle a découvert une faille, murmura Azura. Elle a pu entrer…
La beauté éthérée s’avança de quelques pas, ses bras blancs croisés sur sa poitrine. Ses longues mèches dissimulèrent son visage baissé :
— Crois-tu… qu’il est encore en vie ? souffla-t-elle d’une voix tremblante.
La brune se leva et saisit les épaules d’Azura :
— Nous pouvons toujours espérer, répondit-elle avec douceur, mais fermeté.
La femme aux cheveux bleus hocha tristement la tête, acceptant ces paroles rassurantes même si elle ne semblait pas pleinement convaincue.
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