Fyctia
Incolore : A travers le chaos
Au début du chemin, la clarté des deux lunes accompagnait fidèlement Estrella, éclairant chacun de ses pas de sa lueur argentée. En s’enfonçant dans le bois, elle se retrouva noyée dans les ombres. La lampe qu’elle tenait à bout de bras maintenait un cercle de lumière autour d’elle, au-delà duquel régnait une obscurité totale. La fraîcheur de la nuit transperçait son manteau. Tremblante, elle se demanda s’il ne serait pas plus sage de faire demi-tour et de regagner sa chambre, avant que quelqu’un s’aperçoive de son absence.
La jeune fille se redressa avec détermination. Si elle rentrait à la demeure blanche, elle y passerait les trois prochaines années comme les trois dernières, cloîtrée derrière les murs, à ne vivre qu’à moitié. Elle se concentra à mettre un pied devant l’autre, luttant pour oublier le froid et la peur.
Au bout de ce qui lui parut être une éternité, Estrella émergea de nouveau sous la lumière lunaire et observa la grande bâtisse de pierre sombre au creux du vallon. Elle semblait beaucoup plus éloignée que durant la journée ; combien de temps lui faudrait-il pour l’atteindre ? La route partait dans une tout autre direction. La jeune fille refusa de se résigner. En s’avançant un peu, elle vit qu’un chemin mal entretenu menait droit vers la propriété. La fugitive s’engagea dessus avec précaution ; elle préférait éviter de se tordre la cheville sur les cailloux.
Les broussailles frémirent derrière Estrella. En se retournant, elle aperçut une forme bondissante disparaître parmi les arbres. Juste un daim, sans doute plus effrayé qu’elle. Elle laissa échapper un petit rire nerveux : jusqu’à présent, elle n’avait même pas songé qu’elle pourrait faire une mauvaise rencontre.
Enfin, le mur qui entourait le jardin de la demeure des Trente se dressa devant Estrella. Elle l’observa avec perplexité, en se demandant comment le franchir, puis décida de le longer, dans l’espoir de trouver une issue. Au bout d’un bon quart d’heure de marche, la jeune fille découvrit une porte de bois à claire-voie. Elle essaya de la pousser, en vain : elle était fermée par une serrure rouillée, mais encore robuste. Elle refusa de se voir arrêtée si près du but. Elle agrippa les planches et les secoua avec vigueur. L’une d’elles commença à branler. Si Estrella parvenait à l’arracher, elle créerait une brèche assez large pour la laisser entrer. Elle posa la lanterne et, surmontant sa crainte de se meurtrir les mains, tira de toutes ses forces sur la latte. Ses premières tentatives se révélèrent vaines. Puis, soudain, le bois se brisa. La jeune fille atterrit assise sur les cailloux du chemin. Un peu humiliée, elle se releva en frottant son derrière endolori.
Au moins le passage était-il dégagé. Estrella ôta son manteau et le glissa à travers l’interstice. En frissonnant dans sa légère chemise de nuit, elle se faufila par l’ouverture, essayant d’ignorer les bruits d’étoffe déchirée et les quelques échardes qui pénétrèrent dans sa peau. Enfin, elle prit pied dans la propriété des Trente.
Autour d’elle se dressait le jardin rendu à sa sauvagerie : il était étrange de songer qu’en juste deux ans, la végétation avait pu reprendre autant ses droits. De hautes herbes avaient avalé les allées et les arbres étendaient leurs branches jusqu’au sol, comme des mains tendues pour entraver son avancée. Même les buissons en fleurs se déversaient comme s’ils tentaient d’absorber l’espace, d’empoisonner l’air de l’odeur entêtante de leurs pétales désordonnés. Le son de sa respiration semblait déchirer le silence absolu. En dépit de ses doigts meurtris et tremblants, elle s'appliqua à reboutonner son manteau.
La voix résonna de nouveau dans son esprit, plus intense que jamais…
J’ai besoin de ton aide !
Viens… VIENS !
Son souffle se bloqua ; ses pieds bougèrent d’eux-mêmes, la menant comme une somnambule au travers du jardin désert. Elle essaya de lutter, mais rien n’y faisait. Son cœur battait à coups redoublés dans sa poitrine. Elle fendait les herbes autour d’elle, indifférente aux rameaux qui fouettaient ses jambes et son visage. Rien ne comptait plus que de se diriger vers…
Vers quoi en fait ?
Elle pouvait le sentir. Ce vide… Ce vide atroce au fond d’elle, à cet endroit qui aurait dû être empli… empli de vie. De Couleur. Ce vide qui avait tout avalé. Des larmes se mirent à couler sur ses joues, pour s’évaporer en fines gouttelettes que la lumière de la lune pailletait d’argent.
Elle ne s’aperçut qu’au bout d’un long moment qu’il n’y avait plus de sol sous ses pieds, juste un chaos tourbillonnant qui ressemblait à celui qui avait hanté ses rêves de la nuit. Un chaos de néant qui l’appelait, qui s’insinuait en elle, aspiré par le vide au fond d’elle-même.
Ne le laisse pas te prendre… Rejoins-moi !
Soudain éveillée de cette étrange transe, Estrella laissa échapper un hoquet. Elle flottait dans un cœur d’ombre, tandis que le monde autour d’elle tournoyait, sans plus avoir de haut, ni de bas. Des poignées de feuilles, de pétales aux teintes de sang, s’envolaient comme des essaims, portant une odeur capiteuse, voire vénéneuse.
C'est alors qu'il apparut.
Un papillon argenté, plus large et étincelant que jamais.
La jeune fille tendit les deux mains, les referma lentement sur les ailes translucides qui palpitaient doucement. Une lumière intense l’enveloppa ; elle se sentit tomber…
Quand elle eut de nouveau conscience d’elle-même, ses pieds étaient fermement posés sur une allée de dalles fendillées, aux interstices envahis par les herbes. Elle se tenait devant une petite chapelle de pierre érodée par les années. Au-delà de la porte en arc brisé, un escalier s’enfonçait dans les ténèbres. Même si elle n’avait plus sa lanterne, ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité. Elle aperçut une lueur en contrebas.
Estrella contempla ses mains : une faible clarté émanait encore de ses paumes. Elle les laissa retomber et s’avança vers les marches. La nuit avait retrouvé son calme ; le monde s’était remis en place, après ce moment d’inexplicable folie. Cependant, l’air autour d’elle restait brouillé, comme par temps de grosse chaleur, et prêtait un aspect lointain et irréel à tout ce qui l’entourait.
En approchant de la porte de la chapelle, elle remarqua que les contours des murs semblaient imprécis, comme deux images identiques qui ne se superposaient pas exactement. Elle se frotta les yeux, mais l’étrange phénomène persista. Levant la main à hauteur de son regard, elle la tourna et la retourna, pour constater qu’elle demeurait parfaitement nette.
— Que se passe-t-il donc ici ? demanda-t-elle à la nuit.
Seul le silence lui répondit.
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MarionH
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makara
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Beatrice Aubeterre
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Gottesmann Pascal
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Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans