Fyctia
Incolore - L'appel
Viens à moi…
Estrella se redressa brutalement et posa une main sur son front douloureux. Elle avait été emportée par un tourbillon de rêves embrouillés, dénués de tout sens, où sons et couleurs se heurtaient cruellement. Elle s’était sentie tomber, toujours plus bas, sans pouvoir se raccrocher à quoi que ce soit, sans pouvoir même crier, jusqu’à ce que la pénombre la submerge… et qu’elle s’éveille brusquement.
Le souffle court, elle passa les mains dans sa chevelure trempée de sueur.
J’ai besoin de ton aide…
Pour la première fois, la voix résonnait clairement dans son esprit. Elle pouvait l’identifier comme celle d’un adolescent.
Bastian de Trente ? Ou son frère adoptif, Aurean ?
La jeune fille secoua la tête : soit elle se trouvait encore plongée dans un rêve, soit quelqu’un jouait avec ses perceptions. Certains mages de Lumières, en particulier ceux qui possédaient la Couleur bleue de l’Esprit ou la Couleur violette des Rêves, pouvaient user de ce genre de procédés. Si tel était le cas, quel but pouvait servir une telle mystification ? Peut-être quelqu’un prenait-il plaisir à la mystifier, juste parce qu’elle était Incolore.
Soudain, elle eut l’impression d’étouffer. Elle se leva, les jambes tremblantes, pour aller ouvrir les volets intérieurs, révélant le ciel de nuit. Haut dans la voûte étoilée, les lunes d’Erastria flottaient comme deux perles luminescentes. Aucun nuage ne voilait leur magnificence. Elle les contempla un moment, indécise, puis se dirigea vers sa coiffeuse. À la faible lueur des deux astres, elle pêcha un ruban dans l’un des tiroirs et noua ses cheveux sur sa nuque. Elle entraperçut son reflet dans la glace, pâle, les traits tirés :
— Qu’est-ce qui m’arrive ? s’interrogea-t-elle, comme si son image pouvait lui offrir une réponse.
Bien entendu, le reflet demeura muet. Estrella s’apprêtait à se lever quand elle aperçut comme un scintillement argenté dans le miroir. Elle se retourna brusquement, mais elle ne vit rien. La jeune Incolore serra les poings.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle à voix haute. Pourquoi me harcelez-vous ?
Parce que tu peux m’entendre…
L’étincelle de lumière réapparut, tout d’abord comme un point scintillant, qui se mit à palpiter, puis à s’élargir jusqu’à prendre la forme d’un papillon aussi étincelant qu’immatériel. Estrella demeura bouche bée, avant de se ressaisir. Ce genre de vision n’aurait pas dû la troubler autant. Elle vivait dans un monde dont la magie faisait partie intégrante, du moins pour les Héritiers. Son père maniait la Lumière rouge du Combat, sa mère et sa sœur la Lumière bleue de l’Esprit. Elle avait vu sa famille et ses pairs l’employer, depuis son plus jeune âge.
Lentement, elle se leva du tabouret et s’approcha de l’apparition. Elle tendit la main vers le papillon, sans toutefois le toucher.
Estrella sentit un sentiment de peine immense, d’effroyable regret l’entourer comme un cocon de désespoir, mais en même temps chargé d’une volonté farouche. Elle vacilla sous le poids de cette douleur, et dut lutter pour ne pas être écrasée par son intensité. Des larmes brûlantes s’échappèrent de ses yeux et dégoulinèrent sur ses joues.
Le papillon, qui voletait sur place, s’éloigna soudain pour disparaître à travers la porte de sa chambre. Une tache de lumière s’attarda sur le bois, à l’endroit où il s’était évanoui.
L’apparition voulait qu’elle la suive. Estrella avait beau se dire qu’elle devait rester prudente, une part d’elle-même résonnait étrangement avec l’aura de tristesse qu’elle venait de sentir. La solitude, l’abandon… ils représentaient à présent son lot quotidien.
Estrella releva la tête, soudain déterminée. Depuis trois ans, on lui avait interdit de vivre ; elle avait gagné le droit d’agir comme bon lui semblait. Et si cela impliquait de courir après des chimères, elle n’y renoncerait pas pour autant ! Elle essuya rageusement ses yeux.
— J’y vais ! s’entendit-elle dire, comme si ces paroles étaient celles d’une étrangère.
Elle fourragea dans son armoire et en tira une paire de bas, ses solides bottines d’hiver et un manteau sombre, qu’elle enfila par-dessus sa longue chemise de nuit blanche. Après un temps de réflexion, elle drapa une écharpe autour de son cou. Enfin, elle s’empara de la lampe et se dirigea vers la porte.
À cette heure-ci, la cuisinière avait depuis longtemps regagné sa chambre sous les combles, de même que les deux jeunes bonnes. Madame Maysie ronflait à l’autre bout du couloir. Dans la petite dépendance près de l’entrée de la propriété, le gardien était censé veiller, mais il ne l’entendrait pas si elle sortait par l’arrière de la demeure. Estrella descendit l’escalier à pas de velours. À chaque fois qu’une marche grinçait sous son pied elle s’immobilisait en frissonnant. Finalement, elle parvint sans encombre dans le hall.
La nuit, toutes les portes du bâtiment étaient fermées à clef. Elle devait à tout prix retrouver le trousseau qu’utilisaient les domestiques. Après un temps d’hésitation, la jeune fille se dirigea vers l’office, où les deux bonnes devaient le ranger.
C’était la première fois en trois ans qu’elle mettait les pieds dans la pièce. Elle regarda avec curiosité la vaisselle, l’argenterie et les verres de cristal déposés sur les étagères, les serviettes et nappes pliées et empilées avec soin. Par où devait-elle commencer à chercher ?
Après avoir fouillé une bonne demi-heure un peu partout, depuis l’intérieur des tiroirs jusqu’au fond des soupières, elle se demande si elle ne devait pas abandonner. Peut-être que madame Maysie les gardait à sa ceinture, même la nuit.
En se dirigeant vers la porte, elle aperçut un tablier suspendu à un crochet à côté du battant. En une ultime tentative, elle plongea la main dans la poche avant. Ses doigts rencontrèrent quelque chose de dur et froid. Elle brandit le trousseau avec triomphe. Le plus dur était fait !
Malgré tout, au niveau du portillon, Estrella sentit l’hésitation l’envahir de nouveau. Elle ne s’était jamais aventurée seule le soir sur des chemins de campagne déserts : aucune jeune fille de bonne famille n’était censée se mettre ainsi en danger. Elle se demanda ce que penserait d’elle un éventuel passant : à peine coiffée, dans une tenue improbable, elle n’avait pas l’allure d’une descendante – même Incolore – de la lignée d’Outremont. Cependant, pouvait-elle être encore pleinement considérée comme une d’Outremont ? Elle prit une longue inspiration et franchit la frontière de pierre et de fer qui la séparait du reste du monde.
18 commentaires
clecle
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Il y a 3 ans
Dystopia_Girl
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans
makara
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans
Gottesmann Pascal
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Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans
Rose Lb
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans