Fyctia
Incolore : Les veilleuses
Dès que la jeune fille et sa gouvernante se furent éloignées, la vieille cuisinière se hâta de gagner le couvert des arbres. Elle s’arrêta sur le chemin qui serpentait à travers le bois et patienta quelques minutes, avant de déclarer d’une voix forte et claire, qui l'âge n'affectait plus :
— Eh bien, Azura, tu as pu entendre ? Qu’en penses-tu ?
Les frondaisons frémirent, puis livrèrent passage à une femme qui s’avança à sa rencontre. Son visage au teint de neige était d’une beauté presque irréelle. Grande et élancée, elle marchait d’un pas si léger qu’elle semblait à peine toucher terre. Une longue chevelure outremer, assortie à son regard, flottait sur ses épaules. Une robe fendue couleur de ciel d’été ondoyait autour d’elle. La vieille dame ne paraissait pas troublée par cette apparition diaphane. Elle lui adressa un sourire affectueux.
La nouvelle venue répondit d’une voix douce et vibrante :
— Il est trop tôt pour tirer des conclusions, mais je ne suis peut-être pas la seule à percevoir un soupçon de Lumière autour de la maison des Trente. La jeune Estrella semblait attirée par le lieu…
La cuisinière acquiesça, le visage songeur :
— En effet. C’est bien la première fois qu’elle quitte d’elle-même la demeure de ses parents. Se pourrait-il qu’elle ait senti quelque chose, en dépit de sa… situation ?
Azura baissa la tête en fonçant légèrement les sourcils :
— Estrella n’est pas neutre, comme le sont d’habitude les Ternes et les Incolores. Là où devrait s’épanouir sa Lumière se trouve un vide, une absence… Et ce vide pourrait bien entrer en résonance avec cette faille de réalité qui existe dans les environs de la maison des Trente. Et même si elle ne peut créer de Lumière, elle y reste sensible.
— Oui, tu pourrais bien avoir raison. Ce n’est pas par hasard qu’elle s’est intéressée à la propriété des Trente.
Sur les traits délicats d’Azura, la tristesse se mêlait un espoir fragile. Ses lèvres tremblèrent, comme si elle s’était retenue de poser une question qui la taraudait. La vieille cuisinière s’approcha d’elle et lui caressa la joue avec tendresse. Son corps se brouilla et commença à grandir et à se modifier, pour laisser place à une jeune femme aux longs cheveux noirs, qui portait une redingote sombre aux manches évasées et de hautes bottes lacées. Un magnifique saphir brillait à son oreille. Autour de son poignet apparut un bracelet de lumière bleue qui semblait incrustée dans sa peau même. Un fil étincelant en surgit, pour rejoindre une marque similaire sur le poignet d’Azura, tel un lien ténu qui les enchaînait l’une à l’autre.
Elle laissa retomber sa main :
— Je devine ce que tu peux ressentir, Azura. À quel point l’attente et l’incertitude sont douloureuses pour toi comme pour les tiens. J’espère tout autant que toi que nous obtiendrons enfin des réponses… Nous allons continuer à observer Estrella. Nous n’interviendrons que si elle se met en danger.
Azura opina en silence. Elle se retourna comme si elle pouvait voir la maison abandonnée à travers les arbres, puis emboîta le pas à sa compagne.
***
Sur le chemin du retour, Estrella dut affronter des flots ininterrompus de reproches de la part de sa gouvernante.
— Vous vous rendez compte ? J’ai eu la peur de ma vie. À cause de vous, j’ai failli mourir d’inquiétude ! Vous auriez pu vous perdre ! Ou faire de mauvaises rencontres ! Et si vous aviez disparu, vous aussi ?
Au bout d’un moment, la jeune fille finit par ne plus entendre ces remontrances. Toutes ses pensées se tournaient vers le destin des deux frères. Pourquoi fallait-il que tout cela la tourmente autant ? Cette histoire n’avait aucun rapport avec elle. Certes, c'était effroyablement triste, mais qu'y pouvait-elle ? Elle n'avait même pas le contrôle de sa propre destinée. Hélas, si aucun des deux garçons n'avait donné signe de vie en deux ans, c'était soit parce qu'ils n'en avaient aucune intention, soit parce qu'ils n'étaient plus en état de le faire.
Pourtant, elle ne pouvait nier que cette tragédie la marquait particulièrement,sans doute parce qu'elle avait touché de jeunes gens. C’était la première fois depuis son arrivée à Gallantide qu’elle comprenait que son drame personnel n’était peut-être pas le pire qui pouvait survenir dans une famille. Comment les Trente parvenaient-ils à survivre non seulement à la perte de deux de leurs enfants, mais aussi à cette atroce incertitude sur leur sort ? Elle avait beau se dire qu’elle ne comptait plus pour grand-chose aux yeux des siens, elle songeait au fond d’elle-même qu’ils devaient toujours un peu tenir à elle.
Même si sa condition d’Incolore représentait une terrible déception pour ses parents, au moins la savaient-ils vivante et en sécurité. Comment régiraient-ils si elle venait à disparaître ? Est-ce qu’ils prendraient la peine de la chercher ?
Quand la jeune fille alla se coucher, ces considérations continuaient de la tarauder. Elle se tourna et se retourna, sans trouver le repos. N’y tenant plus, elle finit par s’asseoir, scrutant la pénombre autour d’elle. La nuit était calme. Bien trop calme. Du dehors, ne provenaient que le son léger du vent dans les branches et le cri occasionnel d’un oiseau nocturne. Elle laissa échapper un soupir, dégageant de son visage la masse désordonnée de ses cheveux, et s’apprêta à se rallonger.
J’ai besoin de ton aide...
Estrella se raidit en entendant ce chuchotement à peine discernable. Elle resta de longues secondes silencieuse, en tendant l’oreille pour saisir d’autres échos de cette voix mystérieuse. En vain. La main qu'elle tenait pressée contre sa poitrine, agrippant son drap froissé, se relâcha lentement. Elle s’aperçut alors qu’elle avait arrêté de respirer. Elle laissa l’air refluer dans ses poumons. Elle avait dû rêver.
La jeune fille tâtonna pour réveiller la flamme de la lampe à huile qui brûlait en sourdine, puis repoussa ses couvertures. Elle attrapa le livre qu’elle avait commencé dans la journée, un ouvrage historique qui portait sur le personnage qu’elle admirait le plus au monde. Le prince Dorian était encore plus jeune qu’elle quand il avait pris les armes contre son oncle, le Roi-Tyran Morregan. Il avait réussi à soulever le pays contre les troupes royales. Tout comme elle, il ne possédait aucun pouvoir, en dépit de sa naissance prestigieuse. Juste sa conviction et son courage. Elle parcourut avidement une dizaine de pages avant de sentir ses paupières s’alourdir. Elle se laissa entraîner dans un sommeil bienvenu. Sa dernière pensée consciente fut le souhait qu'au matin, son obsession pour cette demeure se serait évanouie.
12 commentaires
Dystopia_Girl
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans
Gottesmann Pascal
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans
makara
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans