Fyctia
Incolore : La maison vide
À pas de loup, la jeune fille s’avança dans le couloir pour gagner la porte qui ouvrait sur l’arrière de la demeure. Elle constata avec soulagement que la serrure n’était pas verrouillée. Une fois dehors, dans la cour où s’entassaient quelques caisses et une voiture à bras, elle allongea le pas. Sous les bottillons d’Estrella, les crissements du gravier résonnaient comme un crépitement d’éclair. Elle se hâta vers la grille. Avec un peu d’appréhension, elle tourna la poignée. Le portillon pivota avec un léger grincement.
Au-delà, une route étroite et grossièrement pavée s’éloignait entre deux talus couronnés d’une haie fournie. La fugitive hésita un instant. Jamais, en trois ans, elle n’avait passé seule les limites de la propriété. Ses premiers pas hors de la cour furent un peu tremblants, comme ceux d’un jeune enfant. Estrella regarda de tous côtés, soudain curieuse de ce qui l’entourait : des touffes de fleurs blanches, jaunes et roses surgissaient au milieu des herbes folles qui couvraient les talus. Les haies ressemblaient à des murs inextricables d’arbustes et de plantes grimpantes. Des chants d’oiseaux résonnaient au cœur même des broussailles ; des papillons voletaient par un ou par deux autour d’elle.
Estrella n’était pas vêtue pour une promenade à la campagne, avec sa longue robe à col haut bordé de dentelle et à manches bouffantes. Sa chevelure noire avait été remontée en une coiffure élaborée, fixée sur le côté droit de sa tête par une barrette argentée en forme de papillon. Elle s’arrêta juste le temps de l’ôter et de la glisser dans sa poche de crainte de la perdre, puis poursuivit son chemin dans l’air doux et printanier. Chaque pas l'éloignait de la grande bâtisse blanche avec ses piliers et ses corniches.
Sans le sentiment d’urgence qui s’était emparé d’elle, elle se serait crue revenue à ses années d’enfance, quand l’insouciance lui ouvrait les portes d'un monde lumineux et accueillant. Il régnait autour d’elle une atmosphère particulière, presque irréelle, comme si elle vivait un rêve éveillé. La brise répandait le parfum des floraisons et de la verdure nouvelle. Pour la première fois depuis des mois, un sourire éclaira ses traits. La route s’incurva pour plonger parmi les arbres. Un couple de papillons voletait devant elle, la guidant vers le clair-obscur des sous-bois. Une fraîcheur soudaine la saisit. Des gerbes de fleurs d’un bleu délicat poussaient dans les taches de lumière. De longues frondes de fougères s’inclinaient vers le chemin, la frôlant de leurs doigts d'émeraude. L’air portait à présent des effluves de résine et d’humus.
Au bout d’une dizaine de minutes, elle émergea dans une clarté aveuglante : le soleil inondait le paysage qui venait d'apparaître devant ses yeux. Des champs verts et dorés, ponctués de haies touffues, s’étendaient à perte de vue. Elle écarta de son visage quelques mèches rebelles, perdue dans une contemplation fascinée.
Une bâtisse de pierre sombre, dans un vallon en contrebas, accrocha son regard. Elle ressemblait un peu à celle des d’Outremont, mais avec une architecture plus sévère. La vigne vierge qui recouvrait ses murs commençait à gagner sur les volets fermés ; les broussailles et les herbes folles avaient envahi le jardin. La jeune fille se demanda à qui elle pouvait appartenir ; elle paraissait abandonnée. La plupart des Héritiers de la capitale confiaient à des gardiens le soin d’entretenir les demeures où ils ne se rendaient qu’occasionnellement. De toute évidence, les propriétaires de celle-ci ne s’étaient même pas donné cette peine. Au milieu de ce paysage riant, elle semblait lugubre et mystérieuse, comme si elle renfermait un inavouable secret.
Estrella tenta de s’arracher à cette contemplation. Son imagination s’emballait un peu trop : peut-être que ses possesseurs n’avaient plus les moyens financiers de s’en occuper. Peut-être qu’ils détestaient la campagne et évitaient d'y aller, autant que possible. La jeune fille s’obligea à détourner les yeux. Elle s’apprêtait à reprendre sa route quand un scintillement au coin de sa vision attira son attention.
Un papillon argenté, diaphane dans la lumière étincelante, voleta brièvement devant elle, avant de s’évanouir, comme celui qu’elle avait cru attraper en rêve. En le cherchant du regard, Estrella se retrouva à observer de nouveau cette maison close.
Viens à nous… Je t’en supplie, nous avons besoin de ton aide…
Ses grands yeux bleus s’élargirent : une voix avait-elle vraiment murmuré à son oreille ? Ou n’était-ce que le souffle du vent ? Mal à l’aise, elle recula d’un pas, en pressant une main sur sa poitrine.
— Il… il y a quelqu’un ?
Seul lui répondit le bruissement des arbres.
Soudain, elle sentit un léger coup sur son épaule. Avec un cri de surprise, elle se tourna, pour découvrir une vieille femme souriante, revêtue d’une robe noire et d’un bonnet de dentelle :
— Vous êtes la demoiselle de la maison blanche ?
Estrella fronça les sourcils, choquée par cette entrée en matière un peu abrupte. Elle fut tentée de garder le silence ou de battre en retraite, avant de se dire que la nouvelle venue savait peut-être des choses sur la propriété abandonnée.
— Eh bien, je suppose que oui, répondit-elle avec une courtoisie forcée.
La vieille dame l’examina attentivement de ses petits yeux vifs :
— Cela fait plaisir de vous voir sortir de chez vous, surtout par une si belle journée. C’est si triste pour une jeune personne comme vous de demeurer tout le temps cloîtrée. J’ose espérer que vous allez mieux ?
La jeune fille sentit l’irritation monter en elle, avant de se rappeler que son interlocutrice ne savait rien des vraies raisons de son exil, et se montrait sans doute sincère. Elle s'obligea à sourire :
— Oui, beaucoup mieux, je vous en remercie.
— Tant mieux ! Notre bon air a dû faire des miracles ! Vous avez une mine superbe !
Estrella détourna, les yeux, faussement gênée :
— Merci. Je suis très heureuse de pouvoir enfin d’explorer un peu les environs. D’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton dégagé, saviez-vous à qui appartient cette propriété là-bas, la maison de pierre sombre aux volets ferlés.
L’expression réjouie de la vieille femme disparut brutalement, pour faire place à une gravité teintée de tristesse :
— C’est la résidence de campagne de la famille de Trente.
10 commentaires
Dystopia_Girl
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans
Gottesmann Pascal
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans
makara
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Il y a 3 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 3 ans