Fyctia
Chapitre 5 - Alma (2/2)
Il laisse échapper un rire.
— La société ? Ah ouais, carrément. Et qu’est-ce que cette grande société omnisciente pense des mecs qui conduisent des Range Rover ?
Je fais semblant de réfléchir, tapotant mon menton comme si la question méritait une analyse poussée.
— Hmmm… Qu'ils ont réalisé leur rêve de gosse de conduire un tank en pleine ville ?
Il secoue la tête en riant, avant d'attraper ma valise d'une main, le sac que je tenais de l'autre. Je reste là, un peu bête, à regarder ses gestes précis alors qu'il ouvre le coffre. Il range mes affaires avec un soin presque exagéré, comme si ma valise était une œuvre d'art fragile.
— Tiens, prends aussi mon sac à dos, dis-je en le lui tendant.
Il me jette un regard amusé.
— Alma, t'aurais pas un troisième sac à me refiler pendant qu'on y est ?
— J'ai failli, à vrai dire, dis-je sérieuse.
Jun referme le coffre et revient vers moi. Là, sans dire un mot, il m'ouvre la portière côté passager et incline légèrement la tête vers l’intérieur.
— Monte, critique automobile.
Je reste figée une seconde. Personne ne m'a jamais fait ça. Enfin, Charles encore moins. Lui, il avait du mal à tenir une porte sans râler parce que "je marchais pas assez vite". Jun, lui, il le fait naturellement.
— Euh... Merci, dis-je en m'installant.
Je le vois refermer la porte en douceur, puis il contourne la voiture pour s'asseoir au volant.
L’intérieur est une véritable bulle de luxe. Sièges en cuir crème, tableau de bord high-tech, une odeur mélangeant le neuf et une touche discrète de parfum.
— Ok, j’avoue, c’est confortable.
Jun prend place côté conducteur et me jette un regard amusé.
— Oh, mais la société approuve ou pas, du coup ?
Je roule des yeux en détachant mon écharpe.
— Elle est en pleine réflexion.
Je ne peux m'empêcher de remarquer son style impeccable : chemise blanche, légèrement déboutonnée, agrémentée d'un long manteau, montre discrète, mais clairement hors de prix, et des chaussures qui brillent tellement que je pourrais m'y voir. Moi, à côté, avec mon jean et mon sweat un peu trop large, je me sens... Eh bien, disons qu'on n'a pas l'air d'aller au même endroit.
Il démarre la voiture.
— Alors ? Tu vas bien ? demande-t-il en me lançant un regard rapide.
— Oui, ça va, merci, dis-je en hochant la tête.
Puis, sans réfléchir, je me corrige :
— Enfin, ça va c'est relatif, tu sais. Vu les circonstances, enfin bref, tu vois l'idée.
Il rit doucement, ses mains sur le volant.
— Oui, je vois l'idée.
Un silence s'installe, mais pas gênant. Plutôt un de ces silences où on se demande qui va parler en premier. Je décide de le briser.
— Je suis désolée pour tout ce bordel. Je sais que c'est pas super fun de jouer les chauffeurs à la dernière minute.
— Alma, t'inquiète pas. Franchement, tu me sous-estimes. Grâce à toi j'ai une excuse pour sortir de chez moi et...
Il marque une pause, comme s'il cherchait ses mots, puis ajoute avec un sourire en coin :
— ... et pour jouer au héros.
Je lève les yeux au ciel, mais je ne peux m'empêcher de rire.
— Oui, c'est ça. Ton ego devait avoir besoin d'un petit boost aujourd'hui, c'est ça ?
— Exactement, confirme-t-il. T'es là pour me rappeler à quel point je suis indispensable.
— Indispensable, ou juste pratique ?
— Les deux.
Je lève les mains en signe de reddition.
— Ok, ok. Je l'avoue. T'as gagné, monsieur le héros indispensable et pratique.
On rit tous les deux, et je sens une partie de la tension dans mes épaules s'évanouir. Pour la première fois depuis des jours, je me sens presque légère.
Pendant le trajet, je propose à Jun de mettre un peu de musique.
— Vas-y, t'as le contrôle, dit Jun en tapotant le volant. Mais pas un truc qui me donne envie de pleurer ou de m'endormir, hein.
Je fronce les sourcils outrée.
— Wow, merci pour la confiance. Tu veux choisir peut-être ?
— Non, non, fais-toi plaisir, répond-il, avec un petit geste de la main. Mais si c'est une playlist déprimante, je te préviens, je te dénonce à la police des playlists.
Je ris malgré moi. Je trouve une chanson, quelque chose de doux, mais pas trop joyeux non plus. En ce moment, je suis dans une phase où j'écoute des morceaux plutôt tristes. Ça m'apaise d'une drôle de manière, comme si entendre ces gens chanter leurs douleurs me donnait de l'espoir.
Ils ont touché le fond, eux aussi, mais ils ont réussi à remonter. Moi aussi, je vais y arriver.
Enfin... j'espère.
Je me cale dans mon siège, le regard perdu par la fenêtre. Le quartier où j'ai vécu toutes ces années s'efface peu à peu, comme si quelqu'un effaçait une page de mon histoire avec une gomme.
Une larme glisse doucement sur ma joue. Instinctivement, je tourne un peu la tête pour qu'il ne voie rien. Heureusement, il reste concentré sur la route. Les traits détendus, une main sur le volant, l’autre sur le levier de vitesse.
Il ne dit rien, et ça... ça me soulage. Je n'ai pas envie de parler.
C'est étrange, cette sensation. Comme si une énorme porte se fermait derrière moi. Une page se tourne, et je n'arrive pas à décider si ça me rend triste, ou juste vide.
Je ne reverrai probablement plus Maddy, encore moins Charles. Et ça me fait bizarre, parce que ces deux-là ont été mes repères, à leur manière, ces dernières années.
Maddy, je l'ai rencontrée à la fac. On est rapidement devenues inséparables. Enfin, jusqu'à ce qu'elle devienne trop inséparable de Charles.
Et Charles, c'était un match sur une appli de rencontres il y a trois ans. Trois ans. C'est long, non ? Suffisamment pour qu'on sache si ça marche ou pas. Enfin, moi, je savais au fond de moi qu'au début il n'était pas si intéressé que ça, mais j'ai cru qu'il avait fini par l'être. Je voulais tellement que ça fonctionne que je n'ai pas vu les signaux.
Ou plutôt, je les ai vus. Mais je les ai ignorés.
Je serre les dents en repensant à lui. Je n'étais pas la femme de ses rêves, mais Maddy l'était. Et au lieu de me le dire, il m'a trompée. Dans mon dos. Avec elle.
Je soupire, secouant légèrement la tête comme pour chasser cette pensée. À quoi bon ressasser tout ça ? Ça ne changera rien.
— Si t'as besoin de parler ou gueuler un bon coup, je suis là, dit Jun, brisant le silence.
Sa voix est calme, pas envahissante. Et pour une raison qui m'échappe, ça me touche. Je souris un peu malgré moi.
— Merci, murmuré-je.
Dans la voiture, la musique continue de jouer doucement, mais mes pensées me ramènent sans cesse vers cette sensation étrange : celle d'abandonner une partie de moi-même, mais aussi celle de repartir à zéro.
C'est effrayant, mais peut-être que c'est ce qu'il me faut.
1 commentaire
Gwen.David
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Il y a 10 jours