Fyctia
Chapitre 12
De onze heures à treize heures, j’aide les touristes à monter sur le bateau avec Brenda et je fais deux tours de mangrove avec elle. Une fois en bas avec les passagers et une fois en haut à ses côtés. Elle hurle par-dessus le bruit des hélices assourdissantes afin que les gens la comprennent. Avec son accent à couper au couteau, je ne suis pas sûre que le groupe de Français ne comprenne un traitre mot de ce qu’elle leur raconte. Elle ne cesse de faire des petits gags, et seul le couple de Texans assis à côté de moi trouve cela visiblement hilarant. L’homme, la cinquantaine bien tassée avec son chapeau de cow-boy vissé sur la tête (véridique, il a même failli tomber lorsqu’on est montés à bord), se tape les mains sur les cuisses.
Après avoir débarqué, je me dirige vers la boutique où j’espère voir Lizzie, mais c’est une vieille dame que je trouve à sa place derrière le comptoir. Elle doit bien avoir l’âge de la retraite. Ses cheveux sont grisonnants et bouclés, formant une jolie boule sur sa tête ronde. Elle s’appelle Maggie et travaille ici depuis l’ouverture de la ferme en 1982. Elle a eu une mauvaise grippe, c’est pour cela que je ne l’avais pas encore vue. Lizzie est partie faire des courses avec Judy pour ravitailler la boutique qui a été victime d’un retard de livraison. J’inspecte les étagères à moitié vides. Je ferais mieux de rentrer à la « maison » pour trouver à la recherche de quelque chose de plus engageant pour me faire un en-cas.
— C’est pas contre toi, mais cet endroit me déprime nutritivement parlant. Ça serait tellement chouette d’avoir une petite buvette tu ne trouves pas ?
— Ça serait une riche idée oui. Tu devrais en parler à Garland et Judy.
Lorsque je débarque dans la cuisine, je vois Ethan qui a visiblement eu la même idée de moi. Il est en train de ranger les restes de son repas improvisé. Il ne me dit même pas bonjour. Après tout, une salutation inaudible par jour lui suffit peut-être amplement.
Je ne dis rien non plus et me dirige vers le frigo. J’inspecte son contenu avant de sortir de la laitue, des tomates cerises et du Colby Jack. J’adore ce fromage bicolor, je pourrais en manger tous les jours. Je me confectionne un énorme sandwich de pain de mie à trois étages, garni de nombreuses tranches de fromage et saucé de moutarde. Ethan, qui vient de terminer de remplir le lave-vaisselle dévisage mon repas d’un air méprisant.
— T’es sérieuse ?
— Ben quoi ? T’aimes pas le fromage ?
— Si, mais..
Je l’interromps, l’empêchant de me lancer à la figure une des piques dont il a le secret.
— Merci Ethan de te préoccuper de ma santé. Si jamais ça t’intéresse, sache que ma cheville va mieux, mais je préfère aller travailler à la boutique cet après-midi. Maggie se sent seule en l’absence de Lizzie.
Je passe derrière lui pour laver mes tomates et mes feuilles de verdure. Il me répond enfin :
— Ok, pas de problème, fais comme tu veux.
Il range le jambon dans le frigo et se dirige vers la porte où il se retrouve nez à nez avec son père.
— Oh Ethan, tu tombes bien, dit Garland. J’aurais justement besoin de toi au bureau pour un problème de factures.
— Pas le temps, grommelle Ethan en filant sans demander son reste ni même s’excuser.
Je suis choquée. Comment peut-il parler à Garland de la sorte ? Mon père me sort par les trous de nez oui, mais je n’oserais jamais lui parler comme ça. Je ne sais pas ce qu’il a bien pu lui faire, mais cet homme semble la gentillesse incarnée, un vrai nounours. Mais je n’ai pas plus de temps pour être compatissante. A ce moment-là mon cerveau s’allume, me rappelant ma mission secrète. C’est l’occasion ou jamais d’avoir un pied dans les finances de la ferme. Je saute dessus à pieds joints et propose mon aide au sexagénaire a l’air dépité. Son visage s’illumine et mon sandwich attendra.
La petite pièce qui fait office de bureau est un véritable capharnaüm. A tel point que je me dis qu’une intrusion de ma part passerait inaperçue. Le bureau, déjà pas très grand, est envahi d’un amoncellement de dossiers plastiques et de feuilles éparses. Un pauvre ordinateur vieillissant peine à respirer, bientôt immergé tels les arbres de la mangrove, asphyxié de toute part par le fouillis et la poussière ambiante.
— Je ne suis pas une lumière, mais j’ai quelques notions de comptabilité. Je me rattrape à temps sans développer. J’avais oublié que j’étais censée sortir d’une fac de biologie.
Après une heure passée en compagnie de Garland, je comprends que la ferme est dans de sacrées difficultés financières. Ils ont dû faire des coupes budgétaires au niveau du personnel, ce qui ne leur permet plus d’accueillir autant de touristes qu’avant et qui dit moins de visiteurs dit aussi moins d’entrée d’argent. C’est un cercle vicieux. Or les alligators doivent être nourris et Garland n’a pas le cœur de refuser chaque nouvel accueil. Ils ont dû construire un nouvel enclos pour accueillir un nombre grandissant de pensionnaires. Ils ont beau recevoir de l’aide de quelques associations de défense de la nature, ce n’est plus suffisant. Il y a d’autres parcs qui leur font concurrence. Comment lutter ? Garland aimerait bien prendre sa retraite. Qui prendra la relève ? Qu’adviendra-t-il du parc si personne ne veut le remettre à flot où y investir ?
— Ethan ne voudrait pas reprendre l’affaire ?
— Ethan ? Pourquoi le voudrait-il ? Je doute qu’il veuille faire sa vie ici en Floride.
Je suis un peu perplexe. Née à New York, je me suis toujours vue y vivre. Pourquoi Ethan ne voudrait-il pas s’installer là où il a grandi ?
— Vous avez sûrement raison. Votre fils n’a pas l’air de savoir ce qu’il ne veut, il n’est pas fiable pour faire un bon homme d’affaire.
Garland éclate de rire.
— Ethan ? Tu croyais qu’Ethan était notre fils ? Il vit avec nous, mais ce n’est pas notre enfant. Je ne pense pas qu’il restera longtemps ici. Cette ferme est une phase de transition pour lui.
Au moment où j’allais lui poser des questions, on entend des bruits dans la maison. C’est Judy qui est de retour.
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