Fyctia
Chapitre 11
LORSQU’Ethan a dit qu’il ne voulait pas de moi pour la journée, j’avoue avoir été soulagée. Bien entendu que ma cheville me fait souffrir, mais peut-être que j’ai un peu exagéré le boitillement. Au fond de moi, j’espérais que la situation me donnerait un aller simple pour Aspen ou New York, retour au bercail. Judy, Lizzie et Gabi ont beau être sympathiques, je me sens seule ici. Les conversations avec les copines me manquent. C’est vraiment comme si j’étais loin de tout, je me sens déconnectée du reste du monde encore plus que d’habitude.
J’aimerais des copines en chair et en os à qui me confier. J’aimerais pouvoir raconter à ma mère mon désarroi face à cette mission absurde et face au comportement encore plus absurde d’Ethan. Hier, j’ai bien cru à l’entente cordiale, aux accords de paix. Il a même soigné mes blessures après ma défaite. Et puis ce qu’il s’est passé hier soir dans le couloir... mais que quelqu’un m’explique, ce mec a-t-il été monté à l’envers ? Il y a un bug dans ses circuits ? Ce matin j’ai fait un effort pour faire comme si rien ne s’était passé et j’ai encore eu droit à des sarcasmes. Bref, une journée loin de cette personnalité toxique me fera le plus grand bien.
Je me dirige vers le ponton où un homme et une femme sont en pleine conversation.
— Mais non, dit l’homme, un grand brun moustachu d’environ quarante-ans, je te jure que je n’ai touché à rien. Je ne l’ai pas fait tomber non plus.
— Mais alors pourquoi il ne fonctionne pas ?! s’agace la femme en lui brandissant un appareil photo, qui n’est pas de la dernière génération, sous le nez. Je suis un peu gênée de m’immiscer dans leur conversation, mais je suis assez calée en appareils photo.
Lorsque j’avais douze ans, ma mère m’avait inscrite à un cours. Depuis, même si j’y consacre très peu de temps, j’ai toujours aimé prendre des photos et mon père, qui ne sait pas quoi m’offrir d’autre, m’achète un appareil dernier cri chaque année. Il n’a pas remarqué que je les revends sur Internet, gardant toujours mon préféré, le dernier que m’a offert ma mère pour mes seize ans.
Je m’avance vers le duo et me racle la gorge doucement.
— Bonjour, je suis Paige, la nouvelle stagiaire. Il y a un souci ?
Ils se tournent vers moi et se présentent. Lui c’est Raymond et elle Brenda. La tradition est de photographier les touristes avant leur montée sur le bateau, mais Brenda a beau tout essayer, l’appareil lui résiste.
— Je peux ?
Elle me tend l’appareil, visiblement dubitative qu’une petite jeunette comme moi puisse apprivoiser un engin pareil qui date certainement de mon année de naissance.
Brenda doit aussi avoir la quarantaine. Je la dépasse d’une bonne tête. Elle a la peau hâlée, constellée de taches de grossesse, une bouche large et ses dents de la chance lui confèrent un sourire franc. Je le constate quand après avoir tourné deux ou trois molettes, je lui tends l’appareil d’un air satisfait. Raymond propose de m’emmener faire un tour de la mangrove en VIP avant l’arrivée du premier car de touristes.
— C’est le meilleur moment de la journée, dit-il. Il fait bon et on a l’endroit rien que pour nous. Viens, on va aller traquer les alligators.
Je monte avec l’aide de Raymond dans l’aéroglisseur. C’est un large bateau bas, carré avec cinq rangées de bancs et un toit plat. Raymond me fait monter avec lui en haut, son espace réservé. Tout à l’heure, j’aurais droit à la visite complète avec les touristes et les explications, il me propose simplement pour le moment de profiter du charme des lieux et du calme en me plaçant un casque anti bruit sur les oreilles.
Après la sortie de la rade, le pilote se met à foncer comme un dératé et sans épargner les rangées de nénuphars. Puis il ralentit l’allure et me balade à travers les canaux d’eau dormante. Ces espaces sont bornés par de hautes herbes dans lesquelles nichent et habitent toutes sortes d’oiseaux. Nous voyons des anhingas, ces longs oiseaux noirs au long cou. Aucun alligator ou crocodile en vue ce matin. D’ailleurs, malgré leur différence, je ne suis pas sûre que je serais capables de les différencier et j’aurais trop peur qu’on me pose la question. J’ai lu que les Everglades étaient le seul endroit du pays où ces deux espèces cohabitaient. Raymond arrête le bateau à l’approche d’une île. J’enlève mon casque. Il m’explique que c’est l’île aux vautours. Je n’ai jamais vu de tels arbres dont les racines s’entrelacent et sont immergées dans l’eau. Mon guide m’explique que ces arbres particuliers sont le repère de divers animaux terrestres et aquatiques. Ils absorbent l’eau des nombreuses pluies, prévenant ainsi les inondations et protégeant la Floride des ouragans.
Raymond place quelque chose dans ma main et je n’ai pas le temps de crier qu’une nuée d’oiseaux nous foncent dessus pour être nourris.
— On fait ça pour les touristes, pour qu’ils puissent voir les oiseaux de plus près.
— Ça ne perturbe pas trop l’écosystème ?
— Bah, répond-il calmement, ça fait depuis l’arrivée des colons il y a des siècles que l’écosystème est chamboulé. C’est de bonne guerre, ils nous laissent tourner toute la journée chez eux avec nos engins de malheur et en échange on leur offre quelques privilèges.
Au retour, Raymond me montre du doigt un héron bleu, puis un ibis blanc et noir, deux oiseaux solitaires et matinaux. Lorsque nous débarquons, Brenda nous attend, accompagnée de deux autres guides de la mangrove, Steve et Bruce.
Deux premiers cars de touristes sont en train de se garer sur le parking. Brenda me propose, puisque j’ai des talents de photographe, de me poster sur le ponton et de photographier les couples ou groupes de touristes. Ceux qui le souhaitent sont pris en photos avant de monter à bord pour une balade d’une quarantaine de minutes à la recherche des crocodiles. Je n’ose pas dire que j’ai mal à la cheville, alors je subis en silence la position debout pendant deux heures, jouant au flammant rose sur un pied. Je fais de grand « Hello », « Welcome » and « Where are you from?” à des ribambelles de touristes venus pour la plupart d’autres états et souhaitant passer le mois de décembre au soleil. Mais il y a aussi des vacanciers venants de tous horizons et leur air souriant et heureux me redonne un peu de joie de vivre, ça me change de l’aura négative d’Ethan.
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