Fyctia
Chapitre 10
ETHAN
Ce matin, je m’extirpe à grand peine du lit. J’ai encore mal dormi. Cela fait trois nuits maintenant, depuis que ... Je baille et m’étire, me jette au sol pour ma séance de pompes. J’adore, ça me vide la tête. Avant, je courais tous les matins, mais ce lieu n’est pas propice au jogging. Les routes autour de la ferme ne sont pas engageantes. Une mauvaise excuse ?
Après mes deux cent pompes, je bois un grand coup au lavabo tout miteux de ma chambre et regarde mon reflet dans le miroir. Mes cernes sont de plus en plus creusés. Trois nuits ? Non, c’est le prix à payer pour ces mois de nuits agitées, de solitude à l’intérieur de mon âme. Je me frotte le visage avec vigueur. Je me raserai demain. J’aime avoir la peau bien lisse. J’essaie de ne pas trop me regarder dans les yeux, je n’aime pas ce que j’y vois. C’est décidé, je vais ôter ce miroir.
Je n’aurais pas dû la croiser hier soir. J’aurais dû savoir qu’elle était sous la douche. Je le savais, j’entendais l’eau couler, allongé sur mon lit, essayant en vain de me concentrer sur ce bouquin que j’ai commencé il y a trois mois plutôt que de l’imaginer nue tout à côté.
Paige, c’est son nom. Je le répète dans ma tête à l’infini. Paige. C’est à la fois doux et fort, comme elle. Je suis sûr qu’elle est pleine de douceur même si elle n’est pas tendre avec moi. Qui lui en voudrait ? Chaque fois que je lui parle mal, mon cœur se serre. Je ne suis pas comme ça. Enfin si, c’est comme ça que je suis maintenant. Parfois je me surprends à lui sourire et me reprends à la dernière seconde.
Dès que je l’ai vue dans le couloir sombre de cette maison dans laquelle je tourne en rond depuis plus d’un an, j’ai su... j’ai su que mon esprit vivrait l’enfer tant qu’elle serait là. Elle ressemblait à un soleil éclatant, agrandissant la pièce par son sourire, son désir de faire bonne impression. Mais j’ai tout gâché depuis le début. Pas étonnant qu’elle me déteste. Je sens son agacement dès que nous nous retrouvons ensemble. Je voudrais la fuir, mais c’est impossible. Je dois tenir, elle ne restera pas longtemps. Elle sera vite dégoûtée par ce travail sans aucun intérêt. J’ai de la peine à croire qu’elle puisse être passionnée par les alligators. Petit garçon, j’aimais les dinosaures. Puis mon père m’a forcé à être au contact de ces reptiles. Je m’y suis fait petit à petit. A la personnalité de mon père ? Jamais. Quand je pense à lui, j’ai envie de...
J’enfile ce polo orange ridicule. Heureusement qu’il sied à ma peau chocolat. Et encore, je souhaiterais qu’il me rende laid à faire peur. Je ne suis pas dupe, je vois bien comme les femmes me regardent. Cela me rend dingue. Et pas de désir. J’ai envie parfois de hurler, mais je ne peux pas, je dois faire bonne figure, une cliente reste une cliente. Sur le campus, j’étais populaire, je pouvais avoir toutes les filles que je voulais. Un métis aux yeux bleus, visiblement c’est le rêve de beaucoup. Parfois je me sens comme mes alligators, un simple animal de foire. J’ai beau dire chaque jour aux visiteurs que s’il n’étaient pas ici, ces animaux auraient été abattus, mais au fond de moi, je me dis parfois qu’il aurait mieux valu pour eux être morts. Savent-ils qu’à quelques mètres d’eux plusieurs de leurs congénères vivent en liberté dans la mangrove ? Ils sont dérangés toute la journée par le ballet incessant des aéroglisseurs qui naviguent, parfois à pleine vitesse sur leur eau tranquille. Peut-être souhaitent-ils que la fin vienne plus vite ? En captivité, leur espérance de vie est presque égale à la nôtre à quelques années près. N’est-ce pas plus simple de ne pas exister ?
Je descends les marches le plus longuement possible, redoutant le moment où Paige fera encore une tentative d’être sympa avec moi. Et ça ne loupe pas. Lorsque j’entre dans la pièce, elle se tient devant le frigo. Je prononce un faible « hello », elle se retourne instantanément, une bouteille de lait à la main.
—Hey Ethan, bien dormi ? Elle me fait un grand sourire, et me propose du lait. On dirait qu’elle a oublié mes paroles d’hier soir.
— Ne t’approche jamais de moi.
Comment ai-je pu dire ça ? Mais il le fallait. Comment peut-elle ne pas me détester ? Si seulement elle me haïssait cela rendrait les choses bien plus simples. J’aurais pu essayer de jouer le bon pote, mais cela aurait été au-dessus de mes forces.
Je prends un verre dans le vaisselier et lui prends le lait des mains en murmurant un vague merci, le plus froid que je peux. Son sourire se décompose. Elle a compris. Elle n’essayera plus d’être sympa aujourd’hui. Parfait. Bravo Ethan, bien joué. Elle retourne s’asseoir devant son assiette et se met à jouer avec sa fourchette, faisant un carnage de ses œufs brouillés. Nous sommes seuls dans la cuisine. Judy et Garland sont probablement déjà au bureau. Je me dirige vers la poêle et soulève le couvercle pour me servir. Je vide le reste des œufs tièdes dans mon assiette. Je me fais un toast puis m’assied le plus loin possible de Paige qui triture toujours ses œufs sans pour autant les manger.
J’essaie de ne pas la regarder, mais je ne peux m’empêcher d’avoir un œil sur elle. Je pense qu’elle ne me voit pas, elle est tellement absorbée pas ses œufs, concentrée certainement à me maudire en silence. Sa peau d’ivoire, presque transparente, a légèrement rougi sous le soleil des Everglades et ses lèvres, pulpeuses font la moue. Je me fais violence et je lui sors d’un air moqueur :
—Faudra penser à te mettre de l’écran total aujourd’hui, sinon tu vas virer homard ébouillanté.
—Elle lève les yeux et mes fusille du regard. Ses iris sont ambre avec des éclats plus foncés. Je pourrais m’y plonger des heures entières. C’est ce que je fais quand je suis loin d’elle, le soir, dans mon lit. Et son odeur ! Hier, lorsque nos corps se sont heurtés, son parfum de vanille a enivré mes sens. C’est mon envie maladive d’être à ses côtés qui m’a sûrement poussé à sortir de ma chambre, mais quand son odeur m’a traversé je suis devenu comme fou. Je n’ai pu m’empêcher de la toucher. J’ai cru qu’elle allait m’embrasser. J’ai dû l’imaginer bien sûr. Heureusement je me suis repris à temps et lui ai envoyé ce coup de poignard. Certainement qu’elle s’en fiche, pourtant elle semble soudain blessée. Après son regard assassin, ses yeux sont maintenant tristes. Elle doit se demander ce qu’elle m’a fait pour mériter un tel mépris et de telles railleries. Altière, elle me répond d’un ton neutre, mais je ne suis pas dupe :
—Merci Ethan, je n’y manquerai pas.
Elle se lève et se dirige vers la poubelle. Elle boitille légèrement.
—Tu as encore mal à la cheville ?
—Oui, ça te fait plaisir je parie.
Je ne réponds pas à cela. Au moment où elle va franchir la pièce, j’ai pris ma décision :
—Tu vas me ralentir toute la journée. Si ça te va, tu pourrais passer la journée sur l’aéroglisseur, t’aurais pas besoin de marcher.
Elle acquiesce, elle a l’air clairement soulagée, soulagée d’échapper à ma présence.
0 commentaire