Fyctia

Le lendemain, je me réveille avec un mal de tête affolant et me brosser les dents est presque impossible tant mes bâillements sont irrépressibles. Combien d’heures ai-je dormi ? Je me suis retournée longtemps dans ce minuscule lit inconfortable. Ce n’est que dans les films que les paillasses une place sont réservées aux caves servant à des serials killers. Le visage d’Ethan avec ses pommettes hautes et sa mâchoire carrée ainsi que son regard de glace m’ont poursuivie toute la nuit. Il me semblait aussi entendre en permanence le ronronnement fourbe et détestable d’un aéroglisseur dans la mangrove. Pourquoi un garçon antipathique m’empêcherait-il de dormir ? Parce qu’il est beau à damner un saint ? Peut-être plutôt car l’idée de passer la journée avec lui demain m’est insupportable ? Les informations sur les alligators que j’ai lues avant de m’endormir dansaient devant mes yeux et mon seul rêve s’est vu rempli de bestioles rampantes aux yeux iceberg.

Judy m’attend dans la cuisine, une spatule à la main devant une poêle remplie d’œufs brouillés et de bacon. Je n’ose pas lui dire que je ne mange pas le matin si ce n’est parfois un avocat et un verre de jus de céleri branche et concombre détox. J’enfourne tout cela dans ma bouche, ça ne fera que retarder ma rencontre avec Ethan et ses amis les alligators. Il faut être maso pour être dresseur d’alligator, non ?

C’est exactement ce que me dit Ethan en me voyant arriver vingt minutes plus tard à l’entrée des enclos.

— Et toi, je lui demande d’un air narquois, comment t’es venue cette passion ?

— J’ai jamais dit que c’était une passion contrairement à toi, rétorque-t-il sèchement. Je suis né entouré d’alligators, pas le choix, tradition familiale.

Et un point pour Ethan, zéro pour Paige. Je soupire et ne réponds rien. Ethan ne renchérit pas et se met en mouvement.

— Viens, je vais te présenter à Jeff, me lance-t-il platement, imaginant que je vais le suivre bêtement comme un chien, ce que je fais car je n’ai nul part d’autre où aller.

Jeff est un énorme alligator albinos. Déjà que je trouve que ce brun gris (disons vert terne) ne leur sied pas, cette bête beige me dégoûte carrément. C’est là que je peux tester mes talents de comédienne !

— Waow, je m’exclame, j’en n’avais jamais vu d’aussi près, même au zoo. Ça change des amphis, tu crois qu’ils nous présenteraient de vrais alligators sur le campus?! je ris.

Avec un peu de chance Ethan a quand même de l’humour, on va devenir les meilleurs amis du monde et hormis le facteur alligator (pas un problème du tout, nooooon) ces deux semaines vont passer en un clin d’œil !

— Ha, ha, hilarant, soupire-t-il froidement. C’est le petit déjeuner de Judy qui te fait cet effet ? Tiens, mais voilà qu’il est presque caustique. Si son ton n’était pas celui d’un cyborg, je croirais presque qu’il me chambre.

Notre mission consiste à nourrir les alligators avant l’arrivée des touristes, ça devrait être à ma portée. Nous nous dirigeons vers d’autres enclos où une jeune femme s’active. Tout à l’heure Judy m’a expliqué que ma venue tombait d’autant plus à pic que Dave, un des deux jumeaux soigneurs d’alligators, a eu un accident. Il ne s’est pas fait mordre par une de ces bestioles comme j’aurais pu le penser, il a glissé dans sa baignoire.

— Voici Gabi, me dit Ethan toujours de sa voix de métro aérien sans âme.

— Hey, me dit-elle, bienvenue ! Elle se précipite vers moi pour me faire une longue accolade. Après cette étreinte que je n’ai pas vu venir, je regarde autour de moi et constate que Gabi est en train de sortir des paquets d’un congélateur pour les mettre dans des seaux.

— C’est pas très malin Ethan, tu as oublié de sortir la viande du congélo hier soir, les gators ne vont pas être contents de manger des blocs de glace.

A ma grande surprise, le jeune homme lui fait son plus beau sourire avant de répondre :

— Désolé guapa, j’avais des trucs en tête hier, beaucoup de trucs à faire. Tu me pardonnes ? Son sourire est à tomber. J’hallucine, finalement le congélo et le robot ce n’est que pour moi. C’est personnel !

— Moi oui mon lapin toujours, mais en ce qui concerne les gators, ne je peux jurer de rien. Faudrait pas qu’ils soient agressifs le premier jour de la jolie demoiselle. T’es vraiment passionnée de crocos ma douce? On dirait que t’as été envoyée ici par une maison de correction, détends-toi ! Elle me tape sur l’épaule si fort, que tout mon corps vibre. Ah ben tiens la bonne idée, ça aurait été une meilleure couverture ça, repris de justice. Je n’arrive pas à savoir si Gabi veut me dérider ou si elle se moque réellement de moi. Elle n’est guère plus âgée qu’Ethan et pourtant elle parle comme une femme du troisième âge avec ses « mon lapin » et ses « ma douce ».

Elle m’emmène nourrir les animaux pendant que Mr. Freeze va se préparer pour le premier show, les touristes allant bientôt arriver. Ce matin, une école est attendue. Il va falloir s’occuper d’un atelier avec des bambins. Entre les enfants et les crocos, je ne sais pas trop ce que je redoute le plus.

— Ça fait longtemps que tu travailles ici? je demande alors que je lance mon premier bloc de viande dans un des enclos ?

— Non, seulement un an. Mais les gators ça me connaît. Avant je travaillais dans un autre parc et avant ça au musée des sciences à Miami. Depuis leur terrasse il y’a une magnifique vue. Tu es déjà allée à Miami ? Je réponds que non et elle me propose de m’y emmener un jour où on aura congé. Elle ajoute :

— Moi je vis à Florida City, c’est pas très loin, mais quand j’ai le temps j’aime bien aller faire la fête en ville avec mes copines. La vie nocturne de Miami est incroyable.

J’hésite avant d’oser :

— On pourrait emmener Ethan, ça le dériderait un peu.

— Dérider Ethan ? Bonne chance.

— Tu me fais rire, dis-je, comme si j’avais pas remarqué qu’il était aussi sympathique qu’une porte de pénitencier !

— Ethan est cool quand il veut, tu dois juste l’intimider à mon avis, mais il est plutôt réservé et parfois un peu grinçant, je te l’accorde. Viens faut qu’on se dépêche de nourrir les petits chéris.

Ethan intimidé ? Je refuse d’y croire. Je me dépêche de courir derrière Gabi avec mon seau de poulet congelé. Le luxe pour les crocos ! J’ai lu la veille dans un livre qu’un crocodile pouvait passer plusieurs mois sans manger. J’imagine qu’ici c’est hôtel grand luxe pour eux histoire que les touristes ne soient pas témoins du festin que ces « petits chéris » pourraient faire de leurs soigneurs.

Je rejoins les gradins où quelques touristes attendent déjà que le spectacle commence. Gabi est partie à l’entrée pour accueillir le vétérinaire chargé de soigner la patte blessée d’un bébé alligator. Je ne vois pas Ethan. Dans l’enclos qui sert de scène, cinq alligators paresseux font la sieste, nullement perturbés par la présence de la quarantaine d’enfants qui paillent, décidés à les regarder tels des phénomènes de foire.