Fyctia

Lou fait la queue à la mairie depuis bientôt une heure pour utiliser le téléphone satellite. Chaque personne a droit à cinq minutes chrono. Il lui tarde de pouvoir parler à ses parents pour les rassurer. En même temps, chaque seconde qui s'écoule la rapproche inexorablement de son départ et son ventre se noue rien que d'y penser.

C'est Patrick, le mari de Sylvie, qui joue le maître du temps, et il prend sa responsabilité très au sérieux. Avec sa moustache brune et son béret, il impressionne les touristes de passage au village, mais pas Lou. Elle sait qu'il a le cœur sur la main et qu'il ne ferait pas de mal à une mouche.

Il lui lance un petit clin d'œil après avoir sermonné une touriste Suisse Allemande terrorisée, qui a eu le culot de dépasser de quelques secondes la durée autorisée.

Lou lui sourit tendrement. Tous les habitants de ce village vont lui manquer, sauf la Pomponette bien sûr !

Elle profite de l'attente, qui risque d'être longue, iI y a plus de dix personnes devant elle, pour laisser traîner ses oreilles.

Un groupe autour de la mairesse discute ferme, et Lou sent qu'il y a du changement dans l'air. Une effervescence, qui n'est pas due à la neige, est en train de saisir tous les habitants qui étaient en hibernation dans le petit village.

En interceptant des fragments de phrases, elle parvient en quelques minutes à saisir l'essentiel de la conversation.

Sa poitrine se serre lentement.

Apparemment le premier départ à pied pourrait on avoir lieu dès demain, tôt le matin, car les militaires sont en train d'achever la passerelle provisoire.

Cette nouvelle lui fend le cœur. Si c'est possible, elle sait qu'elle devra partir pour reprendre au plus tôt son travail.

-Demain déjà ! Il va falloir que je fasse mes adieux à Joan aujourd'hui si je dois partir tôt. Je déteste les adieux ! -

Lou soupire en regardant ses chaussures.

- Je voudrais rester ici pour toujours. Ne plus vivre en ville. Ne plus vivre seule avec Mandy. Ce week-end prolongé a tout bouleversé dans ma vie ! Je ne l'aurais jamais cru si quelqu'un me l'avait prédit !

C'est enfin son tour. Elle compose les dix chiffres du numéro de sa mère, qu'elle appelle désormais Mamicha. Nom prononcé juste après "Mama" par Mandy, dès qu'elle a su parler.

- Une chance que je le connaisse par cœur ! Plus personne n'apprend les numéros de téléphone de nos jours, et peu de gens les notent sur un petit carnet comme le faisaient les parents.-

Elle attend de longues secondes et finit par tomber sur le répondeur. Elle sourit à Patrick qui a levé un sourcil interrogateur vers elle, et compose à nouveau le numéro. Les sonneries s'égrènent lentement dans le vide.

Elle parle à Patrick pour lui expliquer son problème.

- Répondeur à nouveau. Pas de chance !

- D'un autre côté, ce sera plus facile de laisser un message sur le répondeur. Je me sens tellement à fleur de peau ! Lou craint que les émotions ne la submergent quand elle entendra la voix familière de sa mère, et elle n'a pas envie de pleurer devant tout le monde. Il ne faudrait pas que le village prenne l'habitude qu'elle se donne en spectacle !

Elle attend le bip du répondeur, se tourne vers le mur, et essaie de prendre une voix enjouée.

- Coucou Mamicha ! C'est moi ! On va bien. On a été coupés du monde pendant quelques jours et on n'a pas pu donner de nouvelles. Je te rassure, tout va très bien. On n'a manqué de rien et personne n'a été blessé. On va rentrer bientôt, dès demain peut-être. On vous fait plein de gros bisous, à papa aussi. On vous aime très fort. Bisous !

Après avoir raccroché, Lou tend le téléphone à Patrick en lui faisant un petit sourire triste. Il ne peut s'empêcher de faire du zèle et la montre de la main en s'adressant à la longue file restante devant lui.

- Voilà ce qu'il faut faire ! Même pas une minute ! Je te félicite ma petite Lou !

Lou rougit et s'éclipse le plus vite possible de la salle.

Une fois sortie sur la place du village, elle respire un grand bol d'air frais à l'odeur de neige, puis contemple un instant le fin manteau de neige qui a déjà fondu en grande partie.

Les mains dans les poches, elle regarde l'insigne de l'auberge "chez Mimi" fasse à elle, et songe qu'il va falloir qu'elle dise au revoir à Mimi aussi, et à Sylvie. Quitter toutes ces personnes qui ont été si généreuses et chaleureuses avec elle va être très difficile. C'est encore pire qu'un départ à la fin des vacances, car les évènements particuliers qu'ils ont traversé ensemble les ont soudés comme une famille.

Elle décide de descendre vers la rivière voir par elle même où en est le pont provisoire. Elle aperçoit d'abord au loin une dizaine de personnes en tenue kaki, qui s'affairent autour de la berge. Elle s'approche au maximum, mais des barrières en métal ont été mises en place pour éviter que les curieux ne s'approchent trop près. Elle s'accoude à l'une d'elles et observe pour essayer de comprendre ce que les militaires trafiquent de l'autre côté de la rivière. Ils réalisent une sorte de puzzle avec des cubes en plastique creux qu'ils repoussent au fur et à mesure vers le village. L'assemblage de morceaux flottant constituant un ponton à peine assez large pour un piéton.

Ils ne sont qu'à la moitié de la distance à franchir et le ponton flottant oscille dangereusement sur les flots agités. Lou n'est pas très rassurée, cela a l'air très glissant et le niveau de l'eau est encore haut. La fonte récente de la neige contribuant à maintenir un bon débit. Elle n'a pas du tout envie de passer là dessus !

Elle reconnaît tout à coup un des ouvriers de l'ONF qui s'approche d'elle.

- Vous voulez faire partie du premier voyage demain ?

Lou est surprise par sa question et bafouille un peu.

- Euh oui, enfin non ! Je dois rentrer au plus vite, mais pas au péril de ma vie quand même !

Elle fait un geste de la main vers le ponton.

Le brun baraqué rit doucement.

- Oh vous craigniez la traversée du ponton flottant ? Aucun risque ! Ça bougera beaucoup moins quand ils l'auront arrimé de notre côté, et vous serez encordée au moment de le franchir.

Lou sourit, mais elle n'est franchement pas rassurée. La pensée de prendre un bain glacé, toute habillée, et devant du monde, fait naître un frisson dans son dos.

- Ne comptez quand même pas sur moi pour passer en premier !

L'homme rit franchement.

- C'est moi qui passerai en premier ! Avec mes cent kilos, si ça tient vous serez tous rassurés !

Lou rit à son tour. Il est très sympathique ce garçon, et il ne se prend pas au sérieux.

- Comment s'appelle notre courageux premier candidat à la traversée ?

- David. Il incline légèrement le buste dans sa direction. Pour vous servir, mademoiselle Lou.

Lou lève un sourcil surpris.

- Vous connaissez mon prénom ?

- Oui. Tout le monde se connaît au village !

Lou acquiesce silencieusement et tourne un regard songeur vers le ponton qui sonne le glas de son départ. C'est vrai qu'à peine une semaine est passée, et elle a l'impression de connaître tout le monde.