Sand Canavaggia Un défi, pas envie, des défis que roule l'encre de mes écrits. #Défi8

#Défi8

Les perruches ne portent pas de mascara.

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Quand on a huit ans, que l'an huit nous donne le devoir du défi 8, ma mère se frotte le front, exaspérée par mon manque de patience pour répondre aux questions et noircir les cahiers. Que voulez-vous, je veux sortir car quand je suis dans la rue, des dames sont là assises sur des chaises en bois, épluchent des légumes, tricotent, crochètent ou lis des revues féminines où dansent les couleurs.

Mon prénom est Huitaine, alors quand on me voit avec mes pulls trop courts et distendus, mes chaussettes que je remonte mais qui tombent sur le bord de me godillots usés, on me taquine et des boutades commencent mes journées. L'apparence est un filtre mais dans ma rue on ne voit rien car un sourire vaut toutes richesses, et moi sur les pavés, je danse une marelle qui n'existera jamais.


Je ne sais de la vie que ce petit paradis, cette rue qui ne connaît qu'un début et une fin sous mes yeux heureux d'y jouer de mes pieds, de mes mains, laissant aux autres sens le plaisir des odeurs, du goût des sucres d'orge que l'on me donne à chaque porte. Ma mère est seule, je n'ai jamais vu mon père, mais faut-il qu'il soit là pour que je sache qu'il en faut un ? Je ne crois pas.


Il n'y a pas de photo les pellicules sont trop chères et même les appareils à soufflet, je n'en ai vu qu'une fois et depuis j'en rêve encore, m'imaginant le grain d'une image où je verrais les gens, où je serais peut-être sous le regard d'autres gens qui inscriront à l'encre violette sur le dos "Huitaine le huit Août de l'an 8". Je ne grandirais plus et ceux qui me regarderont se diront émus qu'un jour je vivais et s'imagineront ce que je faisais, je les ferais sourire et d'y penser me fait du bien.


Ma mère est lasse, elle s'assoit derrière sa vieille Singer à pédale et commence les retouches pour les dames du VIIIème arrondissements. Ses traits sont fatigués mais elle est tellement belle, sa longue chevelure brune s'entoure sur le sommet de sa tête, son teint hâlé et ses yeux couleur de muraille se plissent sous le manque de lumière et d'un geste balaie ma présence.

Je ferme la porte doucement et descend l'escalier aux marches usés pour rejoindre ma liberté.


Dans les rues ça jacassent des rires gras tonnent, les hommes sont là après l'arrivée des bateaux.

Ils sentent le tabac et le rhum qui naguère les faisait tituber, ils sont là de leur masse tanguant d'un puis l’autre pied. Je ris, bouche grande ouverte et la petite chinoise du même palier que nous, arrive avec du pain qui sent bon le levain et secoue ma tignasse ébouriffée.


Toutes ces femmes qui m'entourent sont comme moi heureuses de les voir arriver, elles mélangent leurs rires fins avec leurs voix graves, éraillées. Pour moi, j'aime dans ma rue virevolter au milieu de ces femmes ; comme moi, elles ont des origines du monde, on mélange nos peaux comme l'arc en ciel de leurs habits.

On est toutes pareilles, on n’a jamais su qui étaient nos pères. Même l'église a renoncé à envoyer monsieur le curé, nous ne sommes pas dans les beaux quartiers, ils croient que nous sommes des abandonnés.


La chinoise m’a un jour parlée de la lèpre et du confinement dans des ruines des gens qui étaient touchés. On est des lépreux ? Elle m’a rassurée.

On est les reclus d’une société, mais je ne comprends pas pourquoi ! Je marche dans toute la rue et on se parle, on est en forme, on est beau. Même dame noiraude la plus ancienne dans la rue a avec ses rides le passé gravé dans chacun de ses sillons, elle me raconte quand elle s’est installée elle avait huit ans, comme moi, et les paysans alentours vendaient les fruits et les légumes. Aujourd’hui, il ne reste qu’un étal tenu par la rousse, cette grande maigrichonne que les hommes en bateau ne viennent lui parler que pour quelques railleries, des blagues grasses ou des champs triviaux.


— Tiens Huitaine, viens par là.


Je me décide sautillante à aller vers ce grand gaillard musclé, aux odeurs de tabac, de transpirations et de marée, il pose sur les genoux de la belle un sac dégoulinant de poissons du matin et me fait tournoyer dans les airs achevant ma course sur ses épaules. Il court dans la rue, hennissant comme un cheval et je ris aux éclats, bousculée comme un sac de patates sur son dos qui ne cesse de ruer.

Quand il me dépose, la tête me tourne et j’entends ma mère de la fenêtre qui me hèle.


— Huitaiiinnneee, il est l’heure de déjeuner.

— Oui Man j’arrive.


J’envoie un baiser à l’homme buriné et à la rue entière qui me répond de cris et de gestes de la main.

Arrivée à la maison, je me lave les mains et l’odeur du fricot me donne faim, le pain tout chaud est posé sur la table, maman m’en coupe un morceau que je trempe dans le plat, elle sourit, je l’aime.


— Alors ma chérie, que faisais-tu encore en bas ?

— J’ai parlé à noiraude et la chinoise, un monsieur m’a même fait faire un tour au galop. Je pourrais y retourner après manger ?

— Mais ma chérie, tu sais très bien que ce sera l’heure de la sieste pour tout le monde. Et les dames de la rue seront fort occupées.

— Pourquoi maman, elles ne travaillent pas, elles sont belles, elles sont maquillées, elles ont de belles robes colorées, et sur leurs yeux noircis d’un crayon khôl elles rient à la journée. Ce sont mes amies même si elles ne sont pas comme la dame qui te commande les retouches, avec des bas et du….

— Mon enfant, notre rue est ce que nous sommes, la pauvreté est notre ciel, les jours sont longs mais le vent de l’espoir inonde chaque recoin et comme nous, elles ont dans les veines d’autres pays, les marins orageux trouvent en elles le plaisir de vivre et comme on les appelle « les perruches », ne portent pas de mascara.


Dans une dernière bouchée de ce fricot goûteux, je regarde ma mère dont le visage s’est teinté de mélancolie, si je ne comprends pas tout, je sais, que je suis heureuse et fière d’être sa fille et que la rue soit le soleil de ma vie.



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20

20 commentaires

Sophie Toddie

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Il y a 5 ans

Toujours autant de beauté dans tes textes ! Merci pour cet agréable moment de lecture !

Sand Canavaggia

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Il y a 5 ans

Un chemin où l'écriture m'a donnée ce que je préfère le partage pour le plaisir, merci de m'avoir donnée un peu de ton temps, la lecture et ces mots qui font mon moteur avec nos échanges d'émotions😉😊

Leoden

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Il y a 5 ans

Magnifique.

Sand Canavaggia

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Il y a 5 ans

Très heureuse de pouvoir partager encore avec toi.

Helen Mary Sands

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Il y a 5 ans

superbe de bout en bout... "je danse sur une marelle qui n'existera jamais", "la passé gravé dans chacun de ses sillons"... tu vois que les défis sont faits pour toi !

Sand Canavaggia

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Il y a 5 ans

Merci...touchée...

Elo François

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Il y a 5 ans

Très touchant ♥

Sand Canavaggia

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Il y a 5 ans

Merci beaucoup de ton passage, lecture et ce petit mot qui me touche <3 <3

Luna Queen

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Il y a 5 ans

Bravo

Sand Canavaggia

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Il y a 5 ans

Youyou merciiiii😊😁
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