Fyctia

13 août 2011

Il est vingt-deux heures mais je suis loin d'avoir terminé mon service.

Le bar où je travaille ferme à vingt-deux heures quinze mais il reste toujours des clients qui tardent, demandent un dernier verre et partent près d'une heure plus tard. Ce sont souvent des habitués que je n'ose pas faire partir, faire des extras fait partie du métier.

On est samedi soir et une dizaine de personnes est encore présente. Comme je n'ai pas le droit de leur demander de partir, je dois continuer à servir jusqu'à leur départ. Ils ne me dérangent plus maintenant, je sais que je peux en profiter pour commencer le ménage de la salle et du comptoir. Lorsqu'ils sont servis, ils n'ont plus besoin de moi dans l'immédiat. Je suis juste la petite serveuse que l'on interpelle à la hâte pour avoir un nouveau verre.

Je regagne ma place derrière le bar pour le nettoyer alors qu'un homme m'interpelle dans mon dos.

- Un autre verre c'est possible, mademoiselle ?

Je grimace. S'il y a bien une chose que je déteste dans ce métier, ce sont les hommes qui se permettent de me donner ce surnom. Ils ne me connaissent pas. Et si j'étais mariée ? Si mon compagnon m'attendait à la maison ? Ai-je la tête d'une vieille fille célibataire ? C’est discriminant.

- Je ne sais pas. Vous comptez me dire “merci mademoiselle” ?

Il sourit. Il est jeune et a l'air malin. Je me doutais qu'il serait réceptif à ma taquinerie. A force, nous reconnaissons avec quels clients nous pouvons blaguer. Bien qu'il y ait une part de vérité derrière, je me dois de tourner ma blague à l’autodérision pour ne pas déborder de mon cadre de travail.

- Ça dépend. Vous êtes célibataire ? me sourit-il.

- Votre verre, dis-je en tendant la main.

Je lui ressers un verre de whisky en guise de réponse à sa question déplacée.

Lorsque je m'approche pour lui redonner, je sens cette vieille odeur, l'effluve d'alcool. Je ne lui avais pas prêté attention plus tôt mais ce n'est pas son premier verre. Pourtant, ses idées ont l'air claires.

- C'est le dernier, je vous préviens, dis-je en fronçant les sourcils.

- Beau sourire ne me resservira pas ? Le bar est plein, j'ai encore le temps.

D'accord, il est lourd.

Il arbore un réel sourire en coin, il s’amuse de la situation.

- Beau sourire travaille, réponds-je agacée.

- Oui, pour me resservir un verre et j'ai soif.

Il a déjà englouti ce que je lui avais servi.

Je devrais refuser de lui vendre de l'alcool une nouvelle fois, il pourrait rapidement être en état d’ivresse et je ne voudrais pas être responsable de ce qu’il pourrait arriver. Je m’apprête à le faire sur le coup de la blague mais il joue sur la défensive et il a raison. Je craque et lui ressers un verre. J'espère ne pas me faire prendre.

L'histoire dure pendant trente minutes. Je nettoie le restaurant et lui me provoque. Il me regarde travailler en souriant, boit, me redemande un verre, voit mon regard inquiet et recommence. Lui ne s'inquiète pas du tout.

La salle se vide petit à petit mais lui reste là, au comptoir, à me regarder.

Je n'ai jamais eu affaire à des clients un peu trop lourds et je ne sais même pas quoi faire dans cette situation. Il est bientôt vingt-trois heures et il n'a pas l'air de vouloir partir sauf que j'aimerais bien rentrer chez moi. Tynie m'attend. Elle doit avoir faim et je l'entend déjà miauler derrière la porte.

Parce qu'il avait raison ce client. Je suis célibataire, je suis mademoiselle. À moins qu'un chat ne me permette d'avoir le statut au-dessus mais je ne crois pas.

Je termine de nettoyer les dernières tables de la salle avant de me rapprocher de lui. Il est adossé, le dos contre le comptoir. Son regard ne me lâche pas, il ne reste plus que lui.

- Tu vas fermer ? me questionne-t-il innocemment alors qu’il ne reste que lui dans le bar.

- En théorie c'est le cas depuis une heure.

- Bah alors beau sourire ! Il est passé où justement ?

- Il ne reviendra que quand je serais chez moi, je soupire en rangeant mes torchons.

- Alors, allons-y ! J'ai envie de le revoir.

Je rêve ou il me propose de rentrer chez moi, avec moi ? Mais quel toupet !

Je ne le connais que depuis une heure et encore, je ne sais rien de lui et il me parle comme ça. Si ce n'est pas déplacé, je ne sais pas à quoi ça ressemble d'autre.

- Navrée mais monsieur m'attend alors on va éviter…, tenté-je de lui répondre de manière neutre.

- Tu ne serais pas serveuse si quelqu'un t'attendait. Comment pourrait-on laisser une aussi jolie fille que toi travailler à la vue de tous ? proteste-t-il, sûr de ce qu’il avance.

- Ça s'appelle ne pas être toxique. Je ne suis pas faite pour rester enfermée.

- Et son côté pas toxique te laisse charmer tous tes clients de cette manière ? me coupe-t-il effrontément.

Qu’il me tutoie et me parle comme ça commence à me peser. Il ne me connaît pas mais fait tout comme.

Je choisis de l’ignorer en nettoyant les quelques dernières tables. D’ici cinq minutes, j’aurais terminé et lui sera toujours là, à m’empêcher de rentrer visiblement. Heureusement que tous les clients ne sont pas comme lui.

- Je sais que tu me trouves mignon.

Après, si je devais l’admettre… Oui il est mignon. Bien que je sois au travail, je m’attarde sur lui, sur son physique. Il doit faire 1m85, les cheveux noirs, le regard ténébreux. Des muscles ont l’air de se cacher sous sa chemise rayée bleue et blanche sous sa veste en daim beige, de même couleur que ses mocassins. Il porte un jean assez slim. Il est beau garçon, il le sait.

Mince, il vient de croiser mon regard. Non, non ce n’est pas ce qu’il croit, je suis en train de terminer mon ménage.

- Tu me mates ? plaisante-t-il, heureux de m’avoir pris en flagrant délit en train de le regarder.

- Je ne regarde pas mes clients. Je n’ai pas le droit.

- Alors ton copain ne vient jamais ici ? J’imagine que tu le regarderais avec insistance sinon ?

Un point.

Qu’il est fort. S’il pouvait être aussi fort pour quitter les lieux, ça m’arrangerait.

Je ne lui réponds pas et vais ranger mon matériel derrière le comptoir sous la caisse enregistreuse. Il fait tourner son tabouret et pose les deux coudes sur le bord, met son visage entre ses mains et me sourit. Je fais mine de ne pas le voir.

- Tu sais et je sais que j’ai raison. Beau sourire est célibataire, s’esclaffe-t-il.

- Ça ne vous regarde pas, dis-je en le regardant droit dans les yeux.

- Bon, tu ne m’as pas l’air trop bavarde, je vais peut-être y aller, dit-il en se levant et remettant ses cheveux en place.

Il jette un billet de cent euros sur le comptoir.

- Garde la monnaie beau sourire, tu penseras à moi en les utilisant.

Sur ces mots, il sort du bar et je me surprends à sourire à sa bêtise.

Il est mignon, il me plaît. J’aime les hommes qui manquent de tact mais qu’ils boivent comme ça ne m’attire absolument pas. Je ne le reverrai sans doute jamais, nous étions le seul bar ouvert ce soir, d’où sa nouvelle présence.

Pas grave.

Un de perdu, dix de retrouvés.