Fyctia

- Inès, tu m'entends ?

Cette phrase. Elle me fait sortir de mon état second. Je vois ma mère agiter un de ses biscuits au pain d'épice devant moi. Je ne me suis même pas rendue compte qu'elle les avait sortis du four, ni qu'elle me parlait.

- Oui Maman, pardon.

- Tu repenses à lui ? me demande-t-elle, peu heureuse à cette idée.

- Ça fait seulement deux mois, donc oui bien sûr que oui.

Elle soupire longuement, en me fixant.

- Il n'en vaut pas la peine, finit-elle par dire.

Ma mère, tout craché. Des répliques courtes et précises. Elle n'a pas besoin d'en dire plus pour exprimer ce qu'elle ressent.

Personne ne me vaut selon elle. Une femme sait s'assumer et être indépendante, c'est ce qu'elle essaie de prouver au quotidien. Elle a divorcé de mon père quand j'avais quatre ans, et n'a jamais fréquenté un autre homme depuis. Elle estime ne pas en avoir besoin dans sa vie, que ce n'est que source de problème, un poids au moral. Elle n'y voit pas l'aspect positif. Une expérience négative lui a suffit à revoir toutes ses convictions.

Au début, je souhaitais lui prouver le contraire avec Ethan. Je voulais lui montrer qu'elle se trompait et que le bonheur amoureux existait. Je voulais lui attester que tout ne finissait pas par un échec. Mais à quoi bon. J'étais la première à faire erreur, je me suis faite avoir. Et si elle avait raison après tout ? Si rien ne pouvait se terminer correctement avec un homme ?

- Personne ne mérite l'attention et la confiance d'une femme pour toi.

- Bien sûr, me répond-elle en goûtant un de ses biscuits. Tu es indépendante et autonome. Qu'est-ce qu'un homme peut t'apporter de plus ? Regarde moi… Est-ce que j'ai besoin d'eux pour réussir ?

Elle n'attend que mon “non” pour la rassurer, la conforter dans son combat contre les hommes. Pourtant, sans mon père, elle n'aurait pas la maison qu'elle possède, ni le jardin, ni tous ses objets connectés, ni sa garde-robe et elle a tendance à l'oublier. Alors que moi, j'ai pleinement conscience qu'elle ne serait pas ce qu'elle est sans lui, sans un homme qui l'entretient mais une femme aime toujours oublier ce qui l'arrange.

Papa travaille en tant que manager pour une star de cinéma alors il n'a jamais connu de difficultés financières. En contrepartie, il a rarement le temps pour nous, mon frère et moi. Il doit suivre son client partout où il va, de ville en ville, de pays en pays. En période de fin d'année, c'est encore plus compliqué. Il a souvent les promotions des derniers films de l'année à gérer. Il a sacrifié ses enfants pour l'argent et la carrière de ses rêves. Je ne peux pas lui en vouloir, moi, il a toujours assumé ce qu'il aimait. Il en a rêvé et a travaillé dur pour cette vie. C'est à nous ensuite de l'accepter ou non.

Pourtant, ma mère n'admettra jamais ce qu'il s'est passé le jour du divorce. Mon père a fait une clause particulière au contrat, il a inclus un chèque d'une somme importante lui permettant de refaire sa vie sans encombres. Il avait conscience qu'il la laissait tomber et ne voulait pas devenir un poids psychologique pour elle.

Ils vivaient dans une somptueuse maison à Cannes, que payait mon père et ne possédaient pas de compte courant commun. Ils n'en avaient jamais eu besoin puisqu'il payait la majorité des charges. Ça ne l'a pas empêché de faire ce geste alors qu'il ne lui devait rien. Ils ne s'aimaient juste plus et voulaient voir leurs chemins se séparer, ce qui leur permettaient de se concentrer sur leurs objectifs respectifs.

La vérité est que ma mère lui a mené la vie dure. Elle refusait son aide pour s'occuper de nous, il ne pouvait ni nous nourrir ni nous laver et encore moins nous habiller. Il n'était là que pour l'argent mais jamais elle n'ouvrira les yeux. Elle le privait de bons moments avec ses enfants.

Grâce à son chèque, elle avait pu se racheter une maison sur la Côte d'Azur, ainsi qu'un chalet dans les Alpes pour les fêtes de Noël. Sans compter sa nouvelle voiture.

J'ignore le montant de leur arrangement mais elle avait pu se satisfaire de sa petite carrière d'auteur pour vivre à côté. Alors que je sais que dernièrement cette activité ne lui réussit plus. Elle travaille sur son sixième roman depuis cinq ans, sans avancer d'une page depuis.

- Non tu n'as jamais eu besoin, je me résigne à l’avouer.

- Alors toi aussi ma Inès ! Pourquoi te faire du mal pour lui ? s’indigne ma mère en secouant son ustensile de cuisine. Allez goûte un de mes biscuits.

Nous étions le seize novembre et elle commençait déjà à cuisiner les recettes fétiches de Noël. Biscuits en forme de pain d'épice, sablés, bretzels au chocolat, bûches, chapon, pintade, oie farcie, tout y passait.

Pour elle, il fallait s'entraîner pour qu'elles soient les meilleures possibles le jour J alors qu'elle réalise les mêmes depuis aussi longtemps que j'existe. C'est toujours elle qui organise les repas de famille et qui cuisine. Sa spécialité.

Je lui fais plaisir et pioche un bonhomme que je mords avec gourmandise. J'ai beau la critiquer sur plusieurs points. Elle cuisine tellement bien.

- Ils sont super bons. D'ailleurs, papa sera là à Noël ?

- Je ne sais pas encore, soupire ma mère. Hugo doit voir avec lui, tu sais que je ne lui parle plus depuis celui de l’année dernière.

- Tu vas quand même l'inviter ?

- Ça reste votre père et sa famille est toujours venue à Noël pour le passer avec vous. La situation ne changera pas maintenant.

- Et tu n'as pas envie de te réconcilier avec lui avant ?

- Surtout pas ! me coupe-t-elle avant de retourner aux sablés en train de griller dans son four.

Elle ne supporte vraiment pas ce sujet. Parler d'un homme est compliqué alors mon père, je vous laisse imaginer.

Je ne sais pas comment ils pourront passer les fêtes ensemble sans s'entretuer.

Ils se sont disputés après qu'elle lui ait reproché de ne pas participer au frais des repas alors qu'il amène toujours la meilleure bouteille de champagne de France et qu'elle peut accueillir autant de monde grâce à lui et son chalet. Il n'a bien sûr pas apprécié et je le comprends.

Un bruit répétitif me coupe de mes pensées. Une sonnerie inattendue retentit dans la cuisine, une musique classique insupportable. Ça ne peut provenir que de son téléphone. Elle a vraiment des goûts discutables.

Ma mère va jusqu'au plan de travail et regarde le nom inscrit sur l'écran.

Sans rien dire, elle raccroche et retourne à ses occupations. Papa ? Bizarre, elle aurait répondu au cas où. Par peur qu'il ne lui reprenne ce qu'elle a.

- Qui c'était maman ?

- Pas d'importance. Tu m'aides à mettre les sablés dans une boîte ?

- Papa ? lui demandé-je en allant l'aider.

- Non Inès mais ça ne te regarde pas.

Son silence ne me laisse pas indifférente mais je choisis de le respecter. J’imagine que nous avons tous nos petits secrets.