Fyctia

Les doigts gras de gel hydroalcoolique et d’huile, mélange à la mode, je prends une autre frite que je trempe dans le fromage. La chaleur de la pomme de terre contente ma peau rougie par le froid, le goût de gras, mon palais. Une poutine et Jérémy, avant, ça aurait été parfait. Avant… Je prends une nouvelle bouchée, ça m’empêche de parler trop vite et de dire quelque chose que je pourrais rapidement regretter. Mon ex, depuis que nous nous sommes installés sur le bord de la fontaine de la place des Terreaux, n’est guère plus loquace. Il a épuisé les sujets de conversation de base, à savoir les conditions météorologiques et les changements qu’il a observés depuis son dernier séjour à Lyon. Finalement, il lance :

— Je t’ai vue dans le journal !

— Ah…

— L’article était passionnant.

— N’exagérons rien.

— Si, t’as vraiment trouvé ta voie. Je me rappelle quand tu te plaignais car tu ne savais pas ce que tu allais faire de ta vie.

— Je ne me plaignais pas…

Il m’agace !

— Pourtant je me rappelle très bien de cette conversation dans le parc…

Je ne l’écoute plus, je me rappelle aussi. J’avais 13 ans et, face aux champs des possibles, je ne savais pas ce que je voulais faire ou plutôt je savais, mais pensais déjà que ce serait impossible : « comédienne ». J’avais raison. Soudain, son changement d’intonation me ramène à l’instant présent.

— T’es toujours là ?

Il plonge son regard dans le mien comme pour sonder mon âme ce qui me met fortement mal à l’aise puis lance :

— Toujours la tête dans les nuages.

Il sourit. Je me sens fébrile alors, avant de trop me ramollir, telle l’ultime frite de ma barquette noyée dans la sauce, je contre-attaque :

— Tu voulais me voir pour vérifier que je n’ai pas changé, après tout ce temps ?

— Non.

Il est pris au dépourvu. Je suis rarement si directe.

— Alors, pourquoi on est, là, sur ce banc, en train de manger une poutine ?

— Parce que c’est ton plat d’hiver préféré.

— Et ?

Jérémy n’est pas stupide, à quoi joue-t-il ? Je ne miserai pas mon cœur dans une nouvelle partie, j’ai trop à perdre. Comme il ne répond pas, je pose la question qui me brûle les lèvres :

— Pourquoi voulais-tu me voir ?

Il arque ses sourcils de surprise et ouvre la bouche pour boire une gorgée avant de lâcher :

— L’autre soir,… c’était… spécial.

Le voir hésiter, bafouiller me surprend. Ça ne lui ressemble pas, d’habitude il est beaucoup plus sûr de lui.

— Je voulais te dire que je regrette.

J’ai attendu tellement longtemps qu’il me dise ces mots que mes oreilles se mettent à bourdonner à moins que je ne sois proche du malaise.

— Je sais que j’ai mal agi.

Mon cœur se met à battre très fort dans ma poitrine.

— Mais j’ai été pris au dépourvu, tu sais…

Au dépourvu ? Comment ça ?

— J’aurais dû dire « oui » tout de suite, pour ton histoire de casting.

C’est la douche froide, je bois une gorgée à mon tour.

— Je voulais te dire que je suis partant pour le faire avec toi.

A présent, je boue. Monsieur me fait trop d’honneur !

— Trop tard, je le passerai avec Jared.

Mon ton est sec, je me lève et jette ma barquette. Il me rejoint.

— Je te connais, j’ai bien vu que tu n’étais pas très emballée à l’idée de le faire avec lui.

Parce qu’il croit que je serais plus heureuse de jouer l’amoureuse transie avec mon ex ?

— Tu te trompes, Jared est très investi, il prend ça au sérieux et je suis sûre que l’on va former un super binôme.

— Je n’en doute pas.

J’ai pris la mouche et mes jambes à mon cou. Je marche d’un pas rapide jusqu’à la librairie, Jérémy sur mes talons.

— Camille, je ne voulais pas te vexer.

— Pas grave, faut que je reprenne mon poste, il y a beaucoup de monde aujourd’hui.

Je ne me retourne pas, et, tandis que je me réfugie dans la boutique, il lance :

— Tu as changé…

Je tire la porte avec force pour la fermer et couper court à tout ça. Le carillon jusqu’alors bloqué se déploie et, entre deux tintements, il me semble entendre « mais moi aussi ». Puis il y a un claquement et je regrette aussitôt.