May Darmochod Un coeur à caster Ch.3 : Presque comme un jeudi

Ch.3 : Presque comme un jeudi

Je réécoute le message de Tania qui est surexcitée, ça se comprend. « J’ai un plan. » conclut – elle enjouée, pourtant je me méfie. Elle semblait tout aussi galvanisée quand elle m’a inscrite sur l’application de rencontre. Je fais une recherche sur internet, tout en patientant dans l’interminable file d’attente de la boulangerie. Bien que je sois une habituée, je n’ai pas de passe-droit. D’habitude, je viens beaucoup plus tôt, à l’ouverture, pour éviter de faire la queue, justement… Mais, aujourd’hui, tout va de travers.


Les résultats sur mon petit écran s’affichent. Je réalise à quel point la vie semble facile avec Internet. Comment faisait l’homme, avant ? En cas de question ou de doute ? La réponse m’assaille : les livres et la mémoire. Les livres j’ai ! La mémoire… il va falloir que je la travaille, surtout si je passe le casting. Je maugrée immédiatement contre Tania qui a fait naître ce stupide espoir en moi. Il faut que j’en aie le cœur net, je me concentre sur le fruit de ma recherche. La liste des profils n’a pas changée. Je ne corresponds pas à ce qu’ils veulent. Ma sœur à peut être mal lu, ou n’a pas vu/voulu voir cet énorme détail ? A moins qu’elle n’envisage de me grimer en dame de 60 ans. Elle en serait bien capable ! Sa voix annonçant qu’elle a un plan résonne soudainement dans mon esprit comme une menace. Je m’imagine avec une perruque poivre et sel et de fausses rides en pâte caoutchouteuse sur la peau. Avec le maquillage, on peut faire des miracles, mais quand même… Le visage de Brad Pitt dans Benjamin Button traverse mon esprit. Le buste exposé au Musée des miniatures est impressionnant. Ce doit être effrayant de se voir âgé avant l’heure. Il y a des filtres pour ça, mais je n’ai jamais voulu essayer. Tania dirait que c’est mon côté « daronne ». C’est aussi, sans doute, parce que j’ai tendance à la materner. Seulement quatre ans nous séparent, mais ça a suffi à faire naître en moi ce sentiment protecteur de sœur aînée.


— Bonjour, que prendrez-vous, aujourd’hui ?


La question me tire de mes pensées. Je regarde la boulangère, elle me sourit. J’ouvre la bouche prête à gober une mouche mais aucun son n’en sort. La file d’attente paraissait tellement longue que je me suis laissée distraire par mes pensées. L’homme qui patiente derrière moi, ou plutôt s’impatiente, se racle la gorge.


— Un sandwich à la rosette, lâché-je enfin, c’est une valeur sûre.


La perception du temps est vraiment très étrange. Mes quelques secondes d’hésitation ont semblé durer une éternité. A contrario, la dame me tend le sandwich avec une rapidité déconcertante. Elles ont l’habitude de travailler lors des fortes affluences, ça se voit. Je paye et vais me réfugier dans l’arrière-boutique de la librairie, telle une ourse dans sa grotte.


La pause n’est pas longue, une heure. La file d’attente à grignoté une bonne vingtaine de minutes de mon temps. Je retire le papier qui protège le sandwich, avec délicatesse, puis le dévore avec un appétit féroce. Les cornichons légèrement acides font ressortir le goût des fines rondelles de charcuterie poivrée. Le beurre ajoute de l’onctuosité et le pain amène ce côté croquant, je me régale. Mon portable vibre. Je décide de le bouder encore un instant et de réellement savourer ma pause. Qui sait quelle terrible nouvelle va me parvenir ? Peut-être que ma sœur a un nouveau plan diabolique ? Ou pire, qu’un 2e Jules me propose un rencard ! Si Tania vient réellement chez moi, ce soir, il faudra que je lui demande de supprimer cette application car je n’y suis pas arrivée. C’est elle qui m’a mise dans la galère, c’est à elle de m’en sortir ! Je prends mon téléphone et regarde le logo de «LaBûche ». J’ai une nouvelle notification. Mon pouce vacille puis leur slogan tout pété résonne dans mes oreilles « Il suffit d’une étincelle pour faire naître le grand amour ». Je me rétracte. Oui, vraiment, l’application n’a plus rien d’attirant. Je la perçois même, à présent, comme un vieil ex collant. C’est fort désagréable. Je range mon portable, tandis que Suri apparaît signant la fin de ma pause. Nous nous relayons pour rester ouverts entre midi et deux. C’est un créneau intéressant pour les ventes, comme le dit M. Pero, car certains lecteurs profitent du temps méridien pour venir flâner dans nos rayons, surtout l’hiver ! Nous avons d’ailleurs installé une chaise et deux poufs. Les clients peuvent alors découvrir tranquillement un ouvrage. Souvent, ils repartent avec et, ainsi, nous avons constitués notre clientèle.


Le début d’après-midi se déroule sans encombre. Tout est normal, excepté Suri qui ne fait que parler du futur tournage. Impossible donc de me le sortir de la tête. Ma collègue n’est pas spécialement fan de Leo Per, ce qui m’échappe, mais la perspective que de « vraies stars » viennent ici la rend euphorique. Son agitation à le bon côté de dynamiser la journée car tout est étrangement calme. Un peu comme avant une tempête ou plutôt comme un jeudi. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est le jour de la semaine où nous attirons le moins de monde. Il faut dire que tout est réglé comme du papier à musique, à la librairie :


- le mardi sonne l’heure des salariés qui veulent s’évader. Nous vendons des livres sur le développement personnel, les voyages, des thrillers et quelques comédies du genre « Comment j’ai presque tué mon boss ».


- Le mercredi, c’est le brouhaha des parents avec leurs enfants. Petits ours, petits lapins, histoires pour dormir, histoires de Lutins… On propose d’ailleurs, parfois, quelques animations : lectures, comptines…


- Le jeudi, le silence. C’est le creux.


- Puis vient la douce mélodie du vendredi qui nous amène les lecteurs du week-end en quête d’une nouvelle lecture. Ce sont les habitués et, avec eux, tout y passe : romans fantastiques, de science-fiction, romances, comédies, policiers mais aussi BD, mangas, manuels de DIY, de jardinage et de cuisine.


- Enfin, surgit le samedi, rythmé par le carillon de la porte qui annonce les lecteurs flâneurs et les pas pressés de ceux qui ont besoin d’une idée de cadeau de dernière minute.


- Le dimanche et le lundi, nous sommes fermés.


Oui, tout est très bien réglé, vraiment. Je réalise brusquement que nous sommes, justement, un jeudi. Je ne suis vraiment pas dans mon assiette. Inspiration, expiration, je me concentre. La routine ça a finalement un aspect rassurant, ça sert de repère, ça… Alors que je glorifie intérieurement le train-train quotidien, le carillon tinte.



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2 commentaires

Margo H

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Il y a 2 ans

Je partagerais bien un sandwich rosette avec toi ... La mémoire ! Il en faux moi je les admire ... Mais c ça qui maintient l age ... Me tarde de voir ce mr Péro qd il apprendra pour le casino.. Si il l apprend !

May Darmochod

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Il y a 2 ans

<3 Oui, c'est important de faire travailler la mémoire mais ça se perd... Je suis contente que l'histoire te plaise ^^
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