Fyctia
Chichicastenango
Il pleuvait. Des gouttes sur la vitre dessinaient des rivières longues et courtes. Elles se rejoignaient, fusionnaient, s’éloignaient, dansaient sans se soucier du regard de l’autre. Une envie pressait mon cœur. Partir loin de ce bureau, de ces piles de dossiers, du cliquetis incessant des claviers, de l’odeur caoutchouteuse de la machine à café, des rires imbéciles et raclements de gorge de mon affreux directeur d’agence. Tout était d’un blanc jaunâtre, d’un blanc qui s’ennuyait. Comme moi. Combien de temps avant la fin de journée ? Je regardais ma montre. Encore trois heures et treize minutes. Je devais recevoir Mme et Mr D. pour leur signifier que nous rejetions leur demande de prêt. C’était un gentil couple. Des crémiers spécialisés dans le fromage de chèvre bio. J’avais essayé de les défendre du mieux que je le pouvais. Mais la sentence était tombée sans que je ne puisse la changer. J’étais un pion sur le grand échiquier de cette banque. Un pion à qui l’on ordonnait quoi dire, quoi faire, quoi…quoi…quoi… je me transformais en oie qui cacardait à longueurs de journées des « Bien, monsieur le directeur », des « Nous sommes désolés mais », des « vous avez dépassé votre découvert, je me vois dans l’obligation de ». J’avais trente-cinq ans. Il me semblait en avoir le double. L’on m’avait diagnostiqué un léger autisme. Voilà peut-être la raison pour laquelle je n’avais pas d’ami, ne me sentais jamais à l’aise en société et ne supportait pas ces « moodboards » installés dans la salle de repos. D’après le directeur cela stimulait la créativité. Premièrement, je ne voyais pas en quoi le travail d’un banquier méritait d’être créatif. Secondement, c’était un désordre infernal. Une poubelle murale. Je triais par couleur chaque fois que je le pouvais mais hélas personne ne suivait mon exemple. Et l’on continuait de punaiser de façon anarchique chats, chiens, faire-part de naissance ou de mariage, paysages, notes d’intention, article de presse, billets d’humeur… et menaces à l’encontre de celle ou celui qui s’amusait à classer les « moodboards ». J’avais tout de même consenti à octroyer un petit prêt à Mme et Mr D. Après tout, ils en avaient besoin et leur affaire tournait bien. Ce n’était pas la somme qu’ils désiraient mais elle leurs permettrait de se développer un peu. Je savais que je risquais les réprimandes de mon idiot de directeur mais je m’en fichais. J’avais pris cette décision en triant l’un des « moodboards » lors de ma pause café. Il y était écris en lettres dorées superbement calligraphiées « Ne laisse personne penser à ta place ». Si ce n’était pas un signe… Je finissais ma journée à l’heure. L’air était redevenu sec. Les trottoirs légèrement humides détenaient des teintes orangées. Quelques prunus en fleurs secouaient leurs petites branches au-dessus du parc. Sur le dos d’un vieux toboggan une ribambelle d’enfants glissait joyeusement. Un couple de pigeons s’embrassait sous la corniche d’un vieil immeuble haussmannien. Et l’on pouvait sentir que Mai serait bientôt de retour parmi nous. Un numéro que je ne connaissais pas essaya de me joindre. Je ne répondis pas. Ce devait être encore l’un de ces démarcheurs insupportables que de grosses entreprises exploitaient afin d’arnaquer quelques pauvres âmes en peine. Si c’était important alors il laisserait un message. Je m’étais arrêtée pour acheter une salade verte, des tomates fraîches, des olives à la grecque et un bout de feta. Ce soir, je mangerai légèrement. Ça ne me ferait pas de mal. Ma mère me téléphona. C’était une chose assez rare.
– Coucou, c’est moi.
– Je sais maman. Ton nom s’est affiché. Comment vas-tu ?
– Très bien. Je t’appelle pour te dire que je pars m’installer à Chichicastenango pour quelques mois.
– Où çà ?
– Chichicastenango.
Il y eut un silence. Où plaçait-on cette ville sur le globe ? Et quelle idée farfelue avait-elle encore en tête ?
– C’est au Guatemala.
– Au Guatemala ?
– Un pays d’Amérique centrale.
– Je sais où se trouve le Guatemala. Il est pris en sandwich entre deux pays extrêmement dangereux.
– Mais non.
– Le Mexique connait 60,56 % de taux de criminalité. Le Honduras détient le plus haut record d’homicide au monde. Quant au Guatemala la violence prospère à chaque coin de rue.
– Ce sont des clichés ma fille. De toutes les façons, j’y vais avec Franck.
– Franck ?
– Mon coach de méditation.
– Ah c’est un voyage de groupe. fis-je rassurée
– Non.
Il y eut un silence. Cette fois, ce fut ma mère qui ne savait plus comment placer les éléments.
– J’ai compris. dis-je pour la soulager
– Il s’agit juste d’un ami.
– Bien sûr. Mais ton ami et toi, vous auriez pu choisir une destination moins… périlleuse.
– On ne vit qu’une seule fois ! Tu devrais aussi profiter de ta vie, chérie… sortir de ton train-train quotidien. Ta banque, tes poésies, tes aquarelles, tes porteries, ton piano… On dirait une vieille dame qui fleure bon la violette. Il ne te manque plus qu’un chat !
– Tu pars quand ? demandais-je afin de couper cours à toute réflexion désobligeante.
– Demain.
– Demain ! m’étranglais-je Comment cela demain ? Et tu ne me préviens que ce soir ?
– Si je t’avais prévenu plus tôt, tu en aurais fait toute une histoire. Tu es tellement différente de moi. Tellement… tellement… psychorigide. Parfois, j’ai l’impression que tu n’es pas ma fille.
Elle ponctua sa phrase d’un petit rire moqueur comme elle savait si bien le faire. Puis, nous raccrochâmes après s’être dit au revoir. Je n’avais pas de famille. Je ne connaissais pas mon père. Mes grands-parents étaient morts lorsque ma mère était encore une jeune fille. Comme moi, elle n’avait eu ni frère ni sœur. Nous étions toutes les deux. Elle était dure, aucunement maternelle, à la limite de la compétition féminine mais elle était là et cela me suffisait. Ce n’était pas de l’amour… à y réfléchir, ce n’était pas de l’amour. Etait-ce de l’égoïsme ? Certainement. Je savais que s’il m’arrivait quelque chose, je pouvais lui téléphoner. Elle ne viendrait pas mais elle saurait. Il y avait au moins quelqu’un sur cette terre qui savait que j’existais en dehors de la Banque. Même à Chichicastenango. J’enclenchai mon tour de potier. Un air de Chopin me traversa l’esprit. La terre humide m’apaisait. Le drôle de numéro me rappela. Les mains boueuses, je ne répondis toujours pas. Il ne laissa pas non plus de message.
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The whispering feather
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Il y a 6 mois
Milie Ben
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Il y a 6 mois
Anthony Dabsal
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Il y a 6 mois
Milie Ben
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Enraje
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Milie Ben
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Bumblebee
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Milie Ben
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Naelly2023
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Il y a 5 mois
Milie Ben
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Il y a 5 mois