Bafouilleur Tu prendras soin du petit Chapitre 17

Chapitre 17

Jean roule à faible allure. La route est déserte. Petite départementale, qui traverse des champs à perte de vue, ponctuée de temps à autre par le clocher d’un village au-dessus de quelques maisons. Jean essaie de se rappeler les mots qu’il avait préparés hier, pendant que la voiture grimpe la côte sous le regard vide du canon d’un tank éventré, posé sur le bas-côté, pour le souvenir. Maintenant, la route descend en lacets tranquilles. Jean la connaît par cœur. Il pourrait y aller les yeux fermés. Les vaches sont toujours dans le pâturage, après le virage, à fouler les pâquerettes blanches, et la petite fille aux tresses blondes décorées de fleurs est là qui lui sourit.


Bénédicte observe son image dans le miroir. A-t-elle beaucoup changé ? Pédaler sur la Singer maintient la forme. Elle rentre encore dans ses robes. Ce n’est pas le peu qu'elle mange qui pourrait la faire grossir… quoique sur les cuisses… cellulite ?… Oh, à peine ! De l’importance de porter des vêtements qui ne soient pas trop moulants… Elle s’approche jusqu’à frôler le froid de la glace de ses lèvres entrouvertes auréolées de buée. Elle s’éloigne un peu, pas trop, juste la distance nécessaire pour étudier chaque parcelle de son visage, chaque pore de sa peau. Elle est tentée de faire la moue. Rides d’expression… rien de plus. Du bout des doigts, entre les sourcils, elle lisse un sillon vertical, apparu après le départ de Samuel, creusé jour après jour, à mesure que son absence se prolongeait. Ce pli, au coin de la lèvre, elle le doit à la naissance de Théo… Marquée comme un animal !... Non, tu exagères… il est adorable cet enfant… Jean serait-il revenu plus tôt s’il n’avait pas existé ? Les yeux bleus sont toujours aussi bleus, presque le même bleu que ceux de Jean. Le rimmel les assombrit un peu, non ?… Elle tapote ses joues... une touche de rouge pour éclairer sa peau trop blanche.


Jean commence à freiner à partir du poteau télégraphique et rétrograde juste après le croisement avec le chemin vicinal. Les mains tournent le volant, la voiture s’engage lentement sur la route étroite entre le tronc du premier pin qui annonce la proximité du rivage marin, et un massif de genêts.


Une petite côte avant le dernier virage et la chaussée s’élargit presque en esplanade avec le banc de pierre, posé là de toute éternité, et la vue qui s’étale infinie à peine distraite par un fil rectiligne entre l’azur du ciel et le cobalt de la mer.


Jean arrête la voiture. La main enserre le levier du frein à main qu’il vient de remonter. Le ronronnement du moteur anime l’habitacle d’une légère vibration. À travers le pare-brise, la mer apparaît en contrebas, immobile, encaissée entre le vert de la végétation et le bleu de l’horizon. Paysage inchangé où les rires du petit garçon et de la petite fille, qu’on pouvait prendre pour frère et sœur, tellement le blond de leurs cheveux était semblable, résonnent encore mêlés au roucoulement lancinant des tourterelles et au chant fleuri du vent moqueur. D’un geste lent, Jean tourne la clef de contact. Silence. Il poursuivra à pied.


Bénédicte ouvre l’armoire et en sort une robe, pendue à son cintre. Voyons un peu. Dessinée d’après un patron du Petit Écho de la Mode, coupée dans un beau coton bleu, imprimé de minuscules fleurs blanches, avec un volant assorti, cousue main, à l’ancienne. Elle peut en être fière. Voilà longtemps qu’elle ne s’était pas confectionné une nouvelle tenue. Les cordonniers sont les plus mal chaussés, les couturières les plus mal habillées… Tu exagères encore… Ne serait-ce que vis-à-vis de ses clientes, elle se devait d’être soignée… À la ville, on trouve des vêtements qu’on ne trouve pas ici… Jean est habitué à la ville maintenant…

Elle enfile la robe et tourne devant le miroir. Très bien, cette robe… très bien… sauf… sauf… quelque chose ne va pas… elle tombe bien, la longueur est parfaite… mais… elle est… quoi ?… Trop neuve, voilà ! Elle fait trop neuve… elle aurait dû la porter une fois ou deux pour mieux la sentir sur elle. Mais là, elle est trop neuve… Ça se voit trop… et puis ce volant, c’est vraiment encombrant !


Voilà, sa robe verte au col Claudine ira très bien. La large ceinture blanche souligne la taille de façon agréable. Un dernier regard vers le miroir. Les lèvres ? Un peu trop rouges… oui, c’est trop… comme le rimmel qui alourdit les cils, figés dans une courbure artificielle. L’odeur du démaquillant la fait grimacer. Rester naturelle. Après tout, c’est un vieux copain d’enfance. Du placard de la cuisine, elle sort le vase, le rince, l’essuie, le range à portée de main. Sur la table, elle pose la bouteille de blanc avec deux verres. Elle en boira quand même… Elle évite de regarder la pendule… Une goutte de Soir de Paris ?


Le village s’étage sur le flanc de la colline face à la mer. Sur le chemin qui descend, les grosses chaussures de Jean martèlent la chaussée grossièrement goudronnée, troublant à peine les oiseaux qui se chamaillent d’arbre en arbre. Seul un lézard, assoupi sur une pierre, s’esquive quand l’ombre de Jean vient à le toucher. Des parfums d’algues et de sable mouillé l’accueillent au moment où le toit de la maison de Bénédicte apparaît à travers les branches des pins qui bordent l’allée en surplomb. Jean ralentit. Rester calme… une amie d’enfance… des souvenirs en commun… Son plus beau château de sable comportait huit tours, reliées par un mur crénelé. Il avait monté la garde devant, le défendant de la convoitise des autres enfants, vite transformée en moquerie, jusqu’à ce que Bénédicte vienne y lire, gravé à l’intérieur, bon anniversaire, Bénédicte. Elle avait six ans, lui à peine dix. Les autres enfants, jaloux, les traitaient de z’yeux bleus, z’yeux d’amoureux ! Il s’immobilise soudain, secoue la tête de droite à gauche et de gauche à droite. D’un geste brusque, il cogne son poing droit dans la paume de sa main gauche, le front soucieux : il aurait dû apporter des fleurs…




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