Fyctia
Chapitre 18
À peine réveillé, la première pensée de Théo est pour l’inconnu dans sa cachette. Il est sûrement parti. Le cauchemar n’a laissé aucun souvenir. Le petit déjeuner avalé, il se précipite dehors.
— À tout à l’heure, m’man !
— À tout à l’heure, mon Théo. Je ne bouge pas aujourd’hui… J’attends quelqu’un…
Théo est déjà loin, sur l'allée, quand elle prononce ces derniers mots. Le soleil éclaire les hautes branches des arbres qui bruissent, à peine balancés par le vent cajoleur. Après avoir caressé les cinq troncs du pin et glissé sur la dune, Théo doit s’arrêter. Un homme se trouve sur son chemin, assis sur un rocher.
— Hé ! Bambino, toujours à courir ! Mais où tu vas comme ça ?
C’est Mario, l’italien. Théo le connaît bien. Il fait de petits travaux à la maison. Il apporte du poisson à Bénédicte. On le voit souvent sur la plage. Il ramasse des coquillages, des galets, il regarde la mer, coiffé de son bonnet de laine par n’importe quel temps. Il n’est pas méchant, même s’il parle tout seul parfois. Bénédicte dit qu’il n’a pas inventé la lune, mais question gentillesse, personne ne le surpasse.
— Je vais jouer.
— Tu vas jouer ? Je sais où tu vas jouer… dans la maison abandonnée… C’est ça ?
— Euh, oui, c’est ça…
— Pourquoi tu vas toujours jouer là-bas ?
— Pour rien… j’aime bien… y a plein de cachettes.
— Je sais, je sais… Moi aussi je la connais cette maison… Pendant la guerre, tu n’étais pas encore né, on l’appelait le caveau, à cause des gens qui se cachaient dedans. C’était un secret, mais tout le monde le savait… Maintenant, c’est comme un monument historique. Je peux venir jouer avec toi ?
— Maintenant ?
— Je rigole, je rigole. Tiens, prends ce galet, il te plaît ?
Un caillou noir, parcouru d’une rayure blanche, brille dans la main de Mario. Théo s’en empare.
— Merci Mario ! Je vais le ranger avec les autres.
— Tu dois avoir une belle collection, maintenant… Allez, va bambino, mais sois prudent… Avec cette bestiole qui fait peur à tout le monde… tantôt, elle passe par ici, tantôt par là… Les gendarmes, ils sont déjà arrivés, avec leurs fusils, et tout… Tu as vu leur chef ?
— Leur chef ? Non, pourquoi ?
— Tu vas sûrement le voir bientôt, le lieutenant… Il vient pour tuer la bête… avec son gros fusil… pan ! pan !… Moi je surveille si la bête elle arrive pas par la mer… Tchao bambino !
— Tchao Mario !
Théo s’éloigne. La présence de Mario l’embarrasse. Comment faire maintenant pour toucher trois fois le rocher noir, galoper sur la jetée et sauter à cloche-pied sur le rivage. Il n’a pas besoin de se retourner pour sentir le regard de Mario posé sur lui. Et si Mario se mettait à le suivre ? Sous prétexte de le protéger au cas où la bête arriverait par la mer. C’est mauvais signe, ça, mauvais signe…
Théo s’approche de sa cachette avec précaution. Pourquoi l’inconnu serait-il resté ? Il a dû se réveiller et repartir. Sur la pointe des pieds, il avance à travers les hautes herbes. La vue des murs de la vieille maison l’apaise. Le vent léger joue dans les branches du pin parasol. Un écureuil, en équilibre sur sa queue, grignote une pigne, indifférent à la présence de Théo. Rien n’a changé. En haut de l’escalier, Théo hésite : y a quelqu’un ? Seul son écho répond d’une voix mal assurée. Il descend la première marche : y a quelqu’un ? Il écoute. Enhardi, il descend trois marches d’un coup. Sa voix est plus forte : y a personne ?… Il a dû partir… Une branche déposée par le vent lui barre le chemin. Il s’en saisit et poursuit sa descente, prudemment. Arrivé sur la dernière marche, bien avant que ses yeux ne s’adaptent à la pénombre, il sait déjà.
Dans le couloir, l’homme repose toujours dans la même position, inanimé. Théo ne sait plus quoi faire. Crier, pleurer, courir chercher sa mère, appeler Mario ?… Sa respiration s’accélère. Cet homme est à moitié mort, il n’y a rien à craindre de lui. Il faut qu’il s’en aille !
Théo s’approche, front têtu, sourcils froncés, lèvres pincées, son bâton au bout de son bras tendu. D’un coup sec, il l'applique contre le pied de l’inconnu, une fois, deux fois, trois fois, en appuyant davantage à chaque poussée. En même temps, il appelle, d’abord à voix basse, puis de plus en plus fort : M'sieur ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! Secoué, l’homme répond par une longue plainte, à peine audible. Théo recule jusqu’à l’escalier, mais l’homme ne bouge pas. Théo se rapproche à nouveau. Le bâton pressé contre l’autre pied, il pousse un grand coup. Monsieur ! Réveillez-vous ! L’homme remue la tête en gémissant. Théo recule, la main crispée sur son bâton. Lentement, l’homme replie ses jambes jusqu’à ce que ses genoux touchent sa poitrine, il se couvre le visage de ses mains croisées, sa voix est un murmure : laissez-moi, je vous en prie, laissez-moi…
Caché dans l’ombre de l’escalier, hors de sa portée, Théo l’observe. Il voit l’homme dévoiler son visage, les yeux hagards et tourner la tête dans tous les sens. Il le voit s'aplatir sur le ventre et ramper avec peine jusqu’au coin le plus reculé. Il voit son visage crispé, perlé de sueur, ses cheveux noirs collés à son front. Il le voit s’asseoir et s’entourer le buste de ses bras chétifs, les jambes repliées, comme s’il essayait de se fondre au mur. Il le voit trembler comme les herbes sous le vent. Il le voit sangloter comme un enfant.
Théo n’a plus envie de jouer.
L’homme est recroquevillé dans son coin. Ses épaules frissonnent. Sous son maillot de corps déchiré, on entrevoit sa peau trop blanche, zébrée de rouge par endroits. Les haillons, qui lui servent de pantalon, dénudent ses pieds noirs de poussière, couverts d’ecchymoses.
Théo ne se rappelait pas avoir déjà vu un homme pleurer.
Au pensionnat, Gros-porc-qui-pue assurait que cela n’existait pas, ou alors il ne s’agissait pas d’un homme, mais d’une mauviette !
Un mulot file entre les pieds de Théo. Une pierre roule et rebondit sur les marches. L’homme lève la tête brusquement. À nouveau, l’effroi que voit Théo dans ses yeux lui percute le ventre avec la force d’un coup de poing. Le froid de l’ombre s’infiltre dans ses jambes, s’insinue dans sa poitrine, bloque la circulation de l’air dans sa gorge sèche. L’homme tend vers lui un bras décharné, ouvre la bouche. Théo lâche son bâton, escalade l’escalier, galope jusqu’au rocher noir. Heureusement, Mario n’est plus là. Théo gravit la dune, essoufflé, le cœur battant, et se cache au centre des cinq troncs du pin qui l’entourent en enceinte protectrice. D’ici, il peut surveiller toute l’étendue de la plage et apercevoir l’homme, si jamais il sortait pour lui courir après.
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